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Maman

Qui cherche de la lumière trouve peut-être un feu qui brûle un peu... ?

vendredi 17 mars 2006

Elle est arrivée à 10h18.

Je savais pas trop quoi dire. Elle non plus.

On a parlé un instant des pavés auto-bloquants qu’ils veulent faire mettre aux Abrets. J’aime pas ces pavés, on a regardé sur internet s’il existe des trucs moins sinistres que les pavés classiques.

Puis elle m’a demandé pourquoi je disais rien, en précisant qu’elle avait déjà remarqué que je parlais plus facilement au téléphone.

Ben justement, on a déjà passé 15 heures au téléphone cette semaine, j’ai pas de nouvelle révolution à verbaliser...

Mais aussi, parce que j’ai telement l’habitude que les conversations se terminent par « tu te poses trop de questions » ...

Elle a demandé si elle aussi elle faisait ça. J’ai dit oui. Quand ? ça a donné quelque chose comme :

  • Pourquoi tu fais le ménage ?
  • Je trouve que c’est plus agréable quand c’est propre...
  • C’est à dire ?
  • Je sais pas, ça choque pas mon regard
  • Qu’est-ce qui choque ton regard quand c’est pas propre ?
  • Euh...
  • Pourquoi ça choque ton regard ?
  • Euh... c’est comme ça, c’est une habitude, il faut bien faire le ménage, si on le faisait jamais tu imagines ?
  • Oui, j’imagine, mais je vois pas en quoi ce serait gênant. Qu’est-ce qui te gênerait ?
  • Mais je sais pas moi, j’aurais l’impression de vivre dans la merde !
  • Et alors ? c’est grave de vivre dans la merde ?
  • Mais je veux pas de ça !
  • Ah bon ? pourquoi ?
  • Mais enfin, c’est comme ça, tout le monde fait comme ça !
  • Euh, non... Pourquoi toi tu as besoin que ce soit comme ça ?
  • Je sais pas, c’est comme ça, t’as vraiment de drôles de questions

Tu vois ? Toi aussi...

Pourtant, j’ai pas l’impression que demander à qui que ce soit pourquoi il ou elle fait du ménage soit si bizarre que ça ? Parce que moi, des questions comme ça, j’en ai des centaines :

  • pourquoi se laver ?
  • pourquoi travailler ?
  • pourquoi voter ?
  • pourquoi jeter les poubelles ?
  • pourquoi faire du tri dans les poubelles ?
  • pourquoi vouloir préserver l’environnement ?

Les gens aiment pas qu’on les interroge sur ce qui fonde leurs actes. Moi j’aime bien m’interroger là dessus et interroger les autres aussi.

J’ai choisi un autre exemple, elle a pas su répondre mieux...

Après, j’ai dit que pour moi c’était gênant, parce que je vois derrière. Je vois une partie de ce que les gens ne disent pas. Et que ça m’ennuie, je m’ennuie, de devoir subir toute une conversation de « je sais pas » , « c’est comme ça » juste parce que la personne en face ne veut pas aller voir en elle... ça va un moment, parfois, mais trop c’est trop...

Elle m’a demandé comment je voyais. J’ai parlé du calibrage, de l’arbre des possibles. Elle m’a demandé un exemple.

  • pourquoi t’es aussi inquiète pour tes chats tout le temps ?
  • euh... parce que je tiens à eux...
  • ça te paraît pas disproportionné cette inquiétude permanente sur leurs horaires de sortie, leur santé ?
  • ben, comme je tiens à eux...
  • moi, j’entends autre chose
  • hein ? et quoi ?
  • j’entends que cette peur te permet de fuir une autre peur que tu ne veux pas voir en toi

Houla... les larmes qui lui montent aux yeux, elle détourne super vite la conversation... Pas la peine de confirmer, je sais déjà... J’étais prêt à parler de l’abandon, de la mort, de la maladie, de la place de l’autre, mais ce sera pas pour aujourd’hui...

Un peu après, j’ai creusé encore un truc.

  • Et ta santé ?
  • Quoi ?
  • Tu es malade dès que tu surveilles pas attentivement ton alimentation. Tu es asthmatique. L’alimentation et la respiration sont les deux portes par lesquelles on laisse entrer en soi l’extérieur, et comme par hasard, ce sont deux zones très fragiles en toi... Tu as des difficultés pour être en contact avec l’extérieur ?
  • [elle a pas dit Argh, mais elle l’a pensé super fort] Euh, pas avec l’extérieur, mais avec les autres, oui. ça a toujours été compliqué...

A partir de là, elle était assez pressée, comme par hasard...

Déjà habillée, elle disait au revoir. Mais il manquait encore un truc :

  • comment tu te sens, là
  • [un temps, quelques gestes machinaux] ça va très bien
  • je pense pas
  • hein ?
  • quand j’ai posé la question, tu as attrapé ton poignet droit avec ta main gauche comme pour retenir quelque chose, puis tu as enchaîné en croisant les doigts comme dans une prière, et enfin, en disant « ça va » , tu as croisé les mains derrière les fesses, comme une petite fille qui fait une gentille réponse. Ton corps est pendant ce temps tout raide, ton visage s’est figé, il y a de la peur dans tes yeux. Je pense pas que ça va si bien. Alors je redemande : comment ça va ?
  • [un temps un peu perdue] non, ça va pas si bien, j’ai envie de pleurer.

J’ai pas trop insisté.

Elle m’a un peu parlé de sa vie. De la difficulté avec les autres, de son métier d’enseignante qui la mettait en contact avec des enfants avec lesquels cette difficulté n’existait pas. Du manque qu’elle ressent depuis qu’elle est à la retraite, d’une activité de remplacement qu’elle n’a pas trouvée. Des conversations qui l’ennuient avec les autres, trop superficielles, de son plaisir à parler avec moi justement parce que ça va loin, qu’elle a parfois du mal à comprendre, mais qu’on arrive à communiquer et qu’elle s’ennuie jamais.

Ma mère s’ennuie avec les autres ???????

J’ai une certitude en tout cas : parfois elle a un peu du mal à comprendre un truc, mais le plus souvent, c’est parce que ça nécessite de changer de façon de regarder le monde. Une fois qu’elle accepte de lâcher ses habitudes, ça va beaucoup mieux...

Messages

  • En relisant ce texte, plusieurs choses qui montent :

    • putain, j’étais brutal à l’époque (suivi de : ben oui mais ce que j’essayais de montrer - le calibrage, l’envie d’aller en profondeur, etc. - c’était pas simple sans se casser le nez dessus... Elle a dû en chier ce jour-là, mais comme elle est revenue à la charge par la suite, j’imagine qu’une part d’elle a compris / apprécié
    • c’est très rare que je fasse une démo de calibrage (comprendre : de lecture des micro-gestes ou mimiques qui nous trahissent). Et encore, là j’ai l’impression d’être resté assez superficiel (quand je dis "il y a de la peur dans tes yeux", je ne précise pas quels muscles se crispent de quelle façon pour que j’en déduise que c’est de la peur)
    • c’était ce genre de discussion que j’adorais avec ma mère : elle était toujours bousculée au départ (beaucoup, parfois, comme ici) parce qu’elle s’était forgé une sorte de monde où les choses, les habitudes s’étaient figées, même si elles étaient clairement imparfaites. Les discussions avec moi l’amenaient souvent à devoir dé-figer et reconsidérer ces choses. C’était rude. Mais elle avait pigé que ça amenait quelque part, et on a eu des centaines de discussions comme ça...

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