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La terre au bois dormant (chap3)

Chapitre 3

vendredi 30 décembre 1988

CHAPITRE 3

Quelques jours passèrent. Ludovic et Sylvia contactèrent un grand nombre de leurs connaissances, afin de leur poser des questions sur des points précis. Ils avaient décidé de conserver le secret au moins jusqu’à la fin de cette étude préalable.

Sylvia, très introduite dans les milieux de la biologie et de toutes les sciences associées, réussit à contacter l’équipe anglaise qui avait mené in vitro un embryon de poulet à terme.

Elle fut reçue très chaleureusement. Le directeur de cette équipe lui fournit toutes les références à tous les articles parus au sujet de leur réussite. Elle dut même promettre de le recontacter pour lui faire part de ses impressions ou pour lui demander tous les renseignements qui lui feraient défaut.

Ayant réuni cette documentation, elle se retrouva avec plusieurs centaines de pages à consulter. Malheureusement, seuls quelques articles, destinés aux chercheurs en génétique et en microbiologie, lui permirent de se faire une idée de la méthode utilisée. Cela restait bien trop vague. Elle décida donc de repartir pour Londres, afin de rencontrer ses collègues. Rendez-vous pris, il fut décidé qu’elle passerait quelques jours avec eux dans leur laboratoire.
L’autorisation d’accès au laboratoire fut assez ardue à obtenir. La société qui finançait ces recherches n’avaient aucunement l’intention de voir des concurrents fourrer leur nez curieux dans des résultats chèrement acquis. Sylvia dut donc garantir qu’elle n’avait absolument pas l’intention de travailler sur un projet ayant de près ou de loin un rapport avec les recherches effectuées par ses collègues anglais. Elle se contenta donc de dire qu’elle cherchait à savoir si les travaux étaient assez avancés pour pouvoir lui fournir une « matrice » capable de traiter la plupart des êtres vivants. Enfin, elle put partir.

Ludovic, de son côté, contacta des amis d’enfance qui avaient dirigé leur carrière sur l’électronique. Aucun d’entre eux ne travaillait sur les techniques de cryogénisation. Mais en remontant la chaîne des connaissances des uns et des autres, il finit par dénicher un spécialiste en la matière, un certain Paul Gardont. Il l’appela et le convia à venir passer une soirée en sa compagnie. L’autre ne se fit guère prier : il adorait visiblement son métier, et en parler était pour lui un plaisir.

Quelques jours plus tard, Paul Gardont vint donc sonner à la porte. En l’absence de Sylvia, partie pour l’Angleterre, Ludovic avait renoncé à confectionner lui-même le repas et l’avait donc commandé chez un traiteur.
Les deux hommes se saluèrent, se présentèrent. Ils burent un apéritif, puis passèrent à table. Ludovic décida d’attaquer sur le sujet qui l’intéressait entre l’entrée et la viande. En ramenant une pointe de culotte de boeuf à l’anglaise accompagnée de ses légumes, il se lança donc.
 Ainsi, vous travaillez sur les techniques de cryogénisation ?
 Oui, depuis bientôt treize ans.
 Et c’est intéressant ?
 Vous voulez dire que c’est passionnant... Voir un animal s’endormir, saisi par le froid et le réveiller quelques jours plus tard, sans qu’il ait eu conscience du temps, sans qu’il ait vieilli durant ce temps, c’est... comme un miracle à chaque fois renouvelé.
 Un animal ? Vous ne travaillez donc que sur des animaux ?
 Pour l’instant, oui. Tant que le taux de réussite ne sera pas assez élevé, nous ne pourrons pas nous autoriser à travailler sur des êtres humains.
 Le taux de réussite est donc si faible ?
 Les derniers essais nous donne environ 95% de succès.
 Et cela ne vous suffit pas ?
 Non, nous serons obligé de dépasser la barre des 99,5% avant de pouvoir faire un essai sur un homme. Voyez-vous, nous avons fait des tests avec à peu près tous les animaux de création. Des rats, des singes, des chiens et des chats, bien sûr. Mais aussi des oiseaux, des reptiles, des batraciens, des virus, des poissons. Les êtres les plus faciles à traiter sont les virus. Les plus difficiles sont les poissons, car ils combinent le problème de la cryogénisation avec celui de leur milieu naturel, si différent du notre. D’autre part, il est évident que plus la taille de l’animal est importante, plus la difficulté est grande. Pour réussir parfaitement, la théorie voudrait que nous refroidissions instantanément le cobaye et que nous le réchauffions tout aussi instantanément. Ceci pour éviter que le corps ne soit soumis localement à de trop importantes différences de températures, pour que le cerveau n’enregistre pas de traumatisme, mais aussi pour que les besoins de toutes les cellules soient les mêmes à un instant donné : toutes bien vivantes, toutes congelées, puis toutes bien réveillées. Refroidir instantanément un être de un millimètre de diamètre est une chose aisée à faire. Mais refroidir uniformément un corps de quatre-vingts kilo, c’est un tout autre problème.
 Cependant, pour obtenir un taux de réussite de l’ordre de 95%, vous avez dû réussir à mettre au point une technique déjà très performante...
 Bien sûr. Le refroidissement se fait sous des températures extrêmement basses, de l’ordre de -200 ° Celsius. Et croyez-moi, à ce niveau là, la différence entre l’instantané et le temps réel n’est plus que théorique. Plus le cobaye est gros, plus la température est basse. Nous facilitons encore ceci en plongeant l’animal dans un état proche du coma, ce qui a comme avantage de réduire encore les besoins des cellules, et donc de les uniformiser plus facilement. De plus, nous injectons quelques produits destinés à éviter que les cellules n’éclatent sous l’effet d’un froid trop brutal.
 Et le réveil ?
 L’idée de base était de parvenir à réchauffer un corps uniformément et le plus vite possible. Une très haute température, l’opération inverse de la cryogénisation, était impossible. Le corps doit rester à température ambiante après avoir été refroidi, et ce n’est pas un problème si les cellules superficielles sont un peu plus froides que d’autres. Imaginez par contre ce qui se passerait à très haute température : aussitôt dégelées, les cellules se mettraient à cuire ! Mauvaise passe pour le cobaye. Nous avons aussi pensé aux fameuses micro-ondes. Mais leur pouvoir de pénétration dans la matière est trop faible. Nous n’obtenions rien d’uniforme. Ou alors à des puissances telles que au millième de seconde près nous obtenions là encore un rôti.
 Et vous avez fait quoi ?
 Nous nous sommes dit qu’il fallait réchauffer non seulement à partir de l’extérieur du corps, mais aussi à partir de l’intérieur. Il fallait quelque chose qui soit dans le corps, qui réagisse à un facteur extérieur et se mette à produire de la chaleur un peu partout dans le corps. Une chaleur assez faible pour être absorbée par les cellules et les dégeler, mais assez forte pour que le réchauffement se fasse très vite.
 Et vous avez trouvé ce facteur miracle ?
 Nous avons créé une molécule, à partir d’atomes ferreux notamment, qui, soumise à un champ magnétique intense, entre en résonance et libère de l’énergie sous forme de chaleur. Au moment où nous voulons réveiller le sujet, nous le soumettons à un champ magnétique. Chaque molécule ferreuse libère alors de la chaleur et réveille les quelques cellules qui l’entoure. En une ou deux minutes, le sujet revient à une température normale.
 Alors pourquoi pas plus de 95% de réussite ?
 Nous ne savons pas vraiment. Nous supposons que le temps de réchauffement est encore trop long, ou que la molécule est mal supportée. Pour être efficace, elle doit être présente dans tout le corps. Quelques jours avant le refroidissement, nous en faisons donc absorber au sujet, nous lui en injectons. Mais nous sommes soumis aux aléas de la physiologie, et rien ne prouve que tous les organes reçoivent bien les molécules qui lui sont nécessaires.
 Je vois. Et vous avez une solution ?
 Disons une piste. Nous allons augmenter le temps pendant lequel le sujet reçoit des doses de cette molécule. La chance de la voir diffuser dans le corps sera ainsi plus importante. Il nous faut aussi travailler sur sa toxicité, afin qu’elle soit bien supportée à long terme.
 Vous pensez que la technique sera au point dans combien de temps ?
 Oh, avec 95% de réussite, elle peut presque être considérée comme étant au point. Cependant, nous nous donnons encore trois ans avant d’être vraiment sûrs de nous. A ce moment-là, nous aurons fait des essais extrêmes : un homme et un éléphant. Ceci nous permettra de tester ce qui se passe avec des volumes vraiment importants, et de vérifier les conséquences sur l’aspect psychologique.
 Oh ! J’allais oublier : combien de temps un sujet peut-il rester congelé ?
 Théoriquement, il n’y a pas de limite. Pratiquement, nous n’en savons rien. A priori, cela ne pose guère de problèmes. Il faudrait seulement surveiller que l’environnement reste stable.
 C’est-à-dire ?
 Eh bien, que le sujet ne reçoit pas trop de radiations, par exemple. Si un sujet reste endormi pendant cent ans, il accumule cent ans de radiation, pendant un temps qui pour son corps est presque nul. Les cellules ne peuvent donc pas réagir au fur et à mesure. Au réveil, le corps réagirait donc de la même façon que s’il avait reçu en quelques minutes une dose équivalente à la dose cumulée au cours des cent années. Ce qui pourrait poser des problèmes. En fait ce qu’il faut surveiller, ce sont tous les phénomènes d’accumulation au fil du temps.

Ludovic avait appris tout ce qu’il voulait savoir. Il laissa donc la conversation retomber sur des sujets moins importants. Cependant, il lui fallait encore s’assurer de la coopération future de son interlocuteur. Il aurait besoin de connaître les résultats de ses travaux, notamment d’obtenir tous les détails de cette technique, ainsi qu’un chiffrage du coût par cryogénisateur. Vers la fin de soirée, alors que Paul avait déjà laissé entendre qu’il serait sage pour lui de regagner son appartement afin de prendre quelque repos, Ludovic repassa donc à l’assaut.

 Je suis désolé de vous embêter encore avec ça, mais serait-il possible que nous nous revoyions régulièrement afin que je puisse me tenir au courant de l’avancée de vos travaux ?
 Dieux du ciel, mais pourquoi vous intéressez-vous tellement à la cryogénisation ?
 Euh... c’est-à-dire que... je travaille moi-même sur un projet de grande envergure. Et nous aurons sans aucun doute besoin de votre science pour pouvoir le mener à bien. Nous n’en sommes pour l’instant qu’à l’étude théorique, ce qui explique que j’avais grand besoin de vos éclaircissements. Mais nous espérons passer à la pratique dans quelques années.
 Et en quoi consiste ce projet mystérieux ?
 Oh, c’est encore presque un secret. Mais je peux bien vous en parler.

Ludovic s’apprêtait à raconter l’histoire de l’Arche. Il réalisa soudain que ce n’était pas une chose à faire. Son instinct l’avertit que pour avoir une chance d’être mené à bien, ce projet devrait resté entouré du plus grand secret. Il ne lui restait que quelques secondes pour inventer une histoire assez réaliste.

 Voyons, comment vous raconter cela...

Il réfléchissait à toute vitesse. Rien ne venait... Que dire ? Et puis soudain, l’illumination.

 Vous savez sans doute qu’à la fin du siècle dernier, les scientifiques occidentaux avaient envisagé de lancer la colonisation des planètes du système solaire, en particulier de la planète Mars. Vous savez aussi que ceci fut abandonné à cause du coût exorbitant d’une telle opération.
 Oui, j’en ai entendu parler.
 Il faut savoir que 70% du coût était dû au fait qu’il fallait installer sur place une équipe opérationnelle, chargée de surveiller le bon déroulement des travaux. Il fallait non seulement installer cette équipe, mais en plus la maintenir sur place, lui fournir en permanence de l’oxygène, de la nourriture, des boissons, etc... Ceci impliquait des allers et retours quasi permanents entre la Terre et Mars.
 Oui, mais je ne vois pas...
 Voilà. Avec quelques collègues, nous pensons que la présence humaine n’est plus nécessaire. Les techniques informatiques ont fait des progrès, elles aussi, et nous croyons possible de laisser la phase de terraformation au contrôle d’un ordinateur. L’homme n’aurait plus, dès lors, qu’à arriver à la fin de cette phase pour s’installer confortablement sur un monde nouveau, modifié pour lui être propice. Seulement, pour que l’ordinateur puisse faire un travail cohérent et efficace, il faut qu’il dispose dès le départ de tout le matériel dont il aura besoin, et notamment des germes bactériens, des graines et des espèces vivantes qu’il introduirait au fur et à mesure de l’évolution de la planète colonisée. Il faut donc dès le départ qu’il ait une réserve d’animaux vivants. Or, la préparation de la planète, avant de pouvoir introduire la première espèce évoluée, pourrait prendre deux cents ans. Il est hors de question d’élever dans une couveuse gigantesque toutes les espèces animales et végétales nécessaires. Nous lui enverrions donc quelques représentants de chaque espèce congelés. Elevés durant quelques générations en réserve, afin de les laisser se multiplier et de s’adapter à leur nouvel environnement, ils seraient progressivement là¢chés. Nous avons donc une première fois besoin de votre science pour cryogéniser ces animaux.
 Effectivement, cela paraît intéressant.
 Et surtout moins coûteux. Un seul envoi, un seul voyage et tout se fait tout seul. Il n’y a plus qu’à attendre pour cueillir les fruits. Mais ce n’est pas tout. Vous imaginez bien qu’il peut se poser quelques problèmes imprévus. L’intervention des hommes pourrait devenir nécessaire. Or il faut environ deux ans pour former et envoyer des astronautes compétents depuis la Terre. Ceci n’est pas envisageable. Nous pensons donc envoyer aussi un ou deux couples cryogénisés, qui pourraient intervenir très rapidement, puisqu’ils seraient sur place. Et c’est la seconde fois que nous avons besoin de vous.
 Je comprends. Mais vous supposez que nous soyons capables de mettre au point la technique dans des délais plutôt courts. Je doute que cela soit possible.
 Mais non, pas si courts que cela, justement. L’étude théorique devrait prendre environ deux. La construction des fusées, les diverses préparations prendront au moins quatre ans. Nous n’aurons besoin de votre technique que dans cinq ans, au plus tôt.
 Alors ce pourrait être réalisable... Mais vous croyez vraiment parvenir à obtenir les crédits nécessaires à une telle expérience ?
 Oh, vous savez, nous travaillons sur le long terme. Les problèmes que nous connaissons ici sont presque insolubles. Nous espérons apporter à l’espèce humaine de nouvelles opportunités de développement et de croissance. Nous ne pourrons pas rester sur Terre à treize milliards très longtemps. Les réserves de la planète commencent à s’épuiser. Imaginez que nous puissions envoyer un ou deux milliards de personnes sur Mars et autant sur Vénus. Ils disposeraient de richesses fabuleuses, de planète vierges, qu’ils pourraient exploiter de façon écologique pour alimenter la Terre, en attendant que celle-ci se refasse une santé.
 Vous êtes un rêveur ! A mon avis, ça ne marchera jamais. Imaginez le coût que représenterait le transport de deux à quatre milliards de personnes. La Terre ne pourra jamais se le permettre !
 Pas immédiatement, sans doute, mais dès que quelques centaines de personnes se seront installées sur ces nouvelles colonies, elles pourront produire plus d’énergie et de matières premières qu’il ne sera nécessaire.
 Eh bien, nous resterons donc en contact, et si jamais votre rêve se réalise, je serai le premier satisfait de voir notre technique utilisée de cette façon.

Ludovic avait obtenu ce qu’il désirait : l’avis d’un expert, et, sinon ses encouragements, du moins un avis plutôt favorable. Il laissa donc la conversation dériver vers des sujets plus neutres. Un moment plus tard, Paul prenait congé. Il avait promis de tenir Ludovic au courant de l’avancée de ses travaux.

Pendant ce temps, Sylvia, débarquée en Angleterre, prenait un repos bien mérité dans un hôtel confortable. La journée avait été rude. Le voyage s’était bien déroulé, elle s’était un peu perdue en cherchant le laboratoire, mais avait fini par arriver à destination. Ayant subi les contrôles à l’entrée, constitués principalement d’une vérification d’identité, de la signature d’un accord de confidentialité et d’une prise en photo, elle put rejoindre l’équipe qui travaillait sur la mise au point de la matrice artificielle. Le « manager » de l’équipe la reçut courtoisement, visiblement fier que d’autres fassent appel à sa science. Après avoir brièvement résumé leurs recherches, il laissa la jeune femme en compagnie d’un de ses collaborateurs, Bob Forthsite. Il serait chargé de s’occuper de Sylvia durant le séjour de celle-ci. Sylvia dut réunir tous ses souvenirs d’anglais pour pouvoir soutenir la conversation et poser les questions qui l’intéressaient. Fort heureusement, le jeune homme était sympathique et semblait intéressé par la démarche de Sylvia. Ils commencèrent par boire un café. Puis Bob présenta l’équipe à Sylvia. Il y avait, bien sûr, principalement des biologistes. Mais on trouvait aussi un vétérinaire, un médecin, un psychologue, un obstétricien, des électroniciens. Intriguée, Sylvia se demandait quelle pouvait être la fonction des médecins pour humains. Elle posa donc la question à Bob dès qu’ils se furent rendus dans le bureau de celui-ci.

 Il y a un petit détail que je ne comprends pas. La présence de biologistes, de vétérinaires me semble indispensable. Mais que viennent faire dans l’équipe des médecins, des psychologues ?
 Je crois qu’un petit historique s’impose. Il y a trente ans environ, les coopératives agricoles de la région se rendirent compte qu’elles ne pourraient pas soutenir la concurrence internationale sans réduire leurs coûts. On dit que le temps, c’est de l’argent. Ils pensèrent donc que le meilleur moyen d’augmenter leur rentabilité était de réduire les délais de production. Malheureusement, ils n’avaient aucune idée de la façon dont cela pouvait se faire. Ils s’associèrent donc pour fonder un laboratoire de recherche, celui-ci. L’objectif qu’ils fixèrent aux scientifiques qu’ils engagèrent était de trouver le moyen d’accélérer la croissance des animaux élevés, en maintenant la qualité de la viande produite. Il s’avéra bien vite que cela ne peut se faire que dans une faible mesure, peu intéressante une fois mise en oeuvre dans un cadre industriel. Cependant, un des biologistes de l’époque avait une petite idée : s’il était impossible de faire grandir plus vite un veau, peut-être pouvait-on faire en sorte de se passer des troupeaux d’animaux adultes destinés uniquement à la reproduction. Vous savez sans doute qu’à ce moment, l’obtention des foetus se faisait in vitro, car cela permettait une maîtrise plus grande des naissances et laissait le choix du sexe de l’embryon. L’idée était de pousser la culture in vitro au maximum, voire de supprimer tout passage par une matrice naturelle. De cette façon, l’éleveur évitait d’avoir à entretenir les vaches destinées à porter les veaux. Il devenait indépendant des conditions climatiques, des maladies. La production de veaux pouvait se faire en fonction de ses besoins et non des ordres de la nature.

 Et les éleveurs furent d’accord pour financer le projet ?
 En partie. Mais d’autres voyaient plus loin. Si la technique pouvait être maîtrisée pour les bovins, elle pourrait l’être pour d’autres espèces. On pourrait produire à volonté toutes les viandes de consommation. On pourrait repeupler les espèces en voie de disparition. Les parcs zoologiques n’auraient plus aucun besoin de chasser leurs pensionnaires. Les manipulations génétiques seraient facilitées, puisque du foetus au nouveau-né, tout se passerait en laboratoire. Et puis... sait-on jamais, la technique pourrait même être adaptée à l’être humain, libérant les femmes de la grossesse, résolvant les problèmes de fausses couches multiples, remplaçant les mères porteuses. Une ère nouvelle s’ouvrirait devant l’homme. L’indépendance par rapport au temps. Un enfant pourrait naître des siècles après la mort de ses parents. Bien sûr, tout cela n’était qu’une utopie puisque les hommes ne sont pas encore prêts à accepter ce genre d’artifices. Mais le jour où la race humaine serait prête, la technique existerait et ses possesseurs feraient fortune.
 Et la recherche fut lancée...
 Deux ans plus tard, l’équipe faisait naître le premier poulet « artificiel » , ou arti comme nous les appelons. C’était plus facile de commencer avec les volatiles, puisque l’oeuf ressemble beaucoup à une matrice artificielle. On aurait tout aussi bien pu commencer avec les reptiles ou les batraciens, mais le marché de l’élevage de ces animaux est nul.
 Et depuis, que c’est-il passé ?
 Au fil des ans, la technique a évolué. En dix ans, une seule matrice était capable de donner naissance simultanément à plusieurs centaines d’espèces d’oiseaux. Il suffisait de lui indiquer quelle espèce elle devait produire, et de lui fournir les gamètes nécessaires. De gros problèmes subsistaient. Il est bien beau de faire naître un être vivant. Mais cela ne suffit pas à en faire un adulte. Il faut encore le nourrir, l’élever, lui apprendre le mode de vie des siens, lui apprendre à voler, à nager ou à marcher. Cependant l’objectif de base était atteint pour les oiseaux. Il convenait alors de commencer la recherche sur les mammifères. Une partie de l’équipe fut chargée de compléter les connaissances sur les oiseaux, d’étudier comment on pourrait élever les poussins. Une autre partie de l’équipe se lança sur la piste des mammifères. Le problème était autrement plus ardu : la matrice dans laquelle se développe un tel embryon est mille fois plus complexe. Il faut lui fournir de l’oxygène, des anticorps, de la nourriture, des hormones. Nous nous sommes aussi rendu compte qu’il était nécessaire de reproduire des stimulations sensorielles, des bruits, du mouvement. Tout ce à quoi un embryon peut-être confronté avant sa naissance.
 Et ?
 Et quinze ans de recherche ne nous ont pas encore permis de résoudre tous les problèmes. Petit à petit, nous sommes parvenus à reproduire la matrice elle-même. Nos embryons parviennent à terme. Nous filtrons le sang, l’oxygénons, y injectons des vitamines, du glucose , des hormones. Mais nous sommes encore incapables d’y injecter des anticorps. Les couveuses sont de véritables salles de cinéma total : de la lumière, des sons, des mouvements. Nous imitons presque à la perfection l’environnement naturel du foetus. Presque. Nos nouveaux-nés naissent sans défenses immunitaires et nous sommes obligés de stimuler celles-ci après la naissance. Mais le gros problème, c’est qu’après la naissance, leur développement ‘psychologique’, si tant est que l’on puisse parler de psychologie au sujet d’animaux, est quasiment nul. Ils restent incapables de se débrouiller. Privés de leur mère à la naissance, rejetés par les leurs, inadaptés à leur environnement. Ils sont totalement incapables de survivre sans une assistance quasi-permanente. Il nous faut remplacer leur mère, et une fois adulte, ils se croient plus humains que bovins ou canins. Il y a un gros problème d’identification. Et nous n’avons aucune solution pour en venir à bout.
 Les animaux que vous produisez seraient donc incapables de se débrouiller seuls une fois là¢chés dans la nature ?
 Sans aucun doute. Ils périraient de faim, de soif ou de froid. Ceux qui survivraient à ça seraient incapables de se défendre contre des prédateurs. Nous avons fait des animaux artificiels, et ils ne survivent que dans un environnement artificiel. Vous comprenez maintenant la présence d’un psychologue ?
 Oui. Il est là pour vous aider à réadapter les petits à un environnement naturel.
 Exactement. Malheureusement, la solution semble inaccessible. Rien de ce que nous avons tenté ne semble améliorer l’état des arti.
 Il vous reste quelques idées à tenter ?
 Hélas non. Nous sommes à bout de souffle. Plus d’idées, plus d’initiatives. Nous tournons en rond.
 Je ne voudrais pas vous vexer, mais, parfois, discuter avec un néophyte peut donner des idées, ouvrir des voies. Voudriez-vous que nous tentions l’expérience ? Pour ma part, cela m’intéresserait beaucoup.
 D’accord, mais auparavant, vous allez m’expliquer pourquoi vous vous intéressez tant à ces techniques.
 Allons déjeuner, voulez-vous ? Je vous raconterai ma vie pendant le repas.
 Avec plaisir.

Sylvia ne put deviner si le plaisir du jeune homme s’appliquait à l’idée de déjeuner en sa compagnie ou au fait qu’elle lui explique ce qui l’amenait.

Contrairement à Ludovic, elle avait eu tout le temps de préparer son histoire. Elle avait pensé raconter à peu près la même chose que ce qu’avait dit Ludovic à Paul Gardont. C’était le plus crédible, et cela restait assez proche de la vérité pour que les solutions apportées s’appliquent sans problème à leur projet. Cependant, au moment où elle allait commencer, elle se sentit soudain incapable de mentir. Inexplicablement, le jeune homme avait gagné sa confiance. Elle savait bien que la prudence voulait qu’elle ne dise rien du projet, mais elle sentait que Bob serait fidèle à la parole donnée, que rien ne pourrait le pousser à trahir celle qui aurait placé sa confiance en lui.

 Bob, je dois vous demander quelque chose.
 Faites, je vous en prie.
 Il faut que vous me juriez le secret le plus absolu sur tout ce que je vais vous dire. Personne ne devra rien en savoir. Pouvez-vous me faire cette promesse ?
 Je vous promets de rien dire, sous réserve cependant que vos révélations ne mettent pas en cause la sécurité de quelqu’un. Dans ce cas, je me verrais dans l’obligation de le prévenir.
 C’est tout à votre honneur, mais ne vous inquiétez pas...

Et Sylvia commença à lui raconter la naissance du Projet Renaissance. Elle lui parla de l’horreur ressentie durant la courte guerre entre Madagascar et le Mozambique, de ses rêves et de ses cauchemars, de la décision prise avec son époux de faire une étude, du plan tracé et des besoins qu’ils avaient d’une matrice fonctionnelle et universelle, afin de relancer la Vie après l’holocauste.

Le jeune homme parut aussi stupéfait qu’enthousiasmé par l’idée.

 Cela fait des années que je me dis qu’il faut faire quelque chose... Mais je n’aurais jamais pensé que mes travaux puissent déboucher sur une solution pratique... Bien sûr, il faut résoudre les derniers problèmes, mais l’espoir que l’on pourra utiliser les Matrices pour sauver la vie et non uniquement dans un but lucratif... Vous venez de me redonner le courage de poursuivre, vous m’avez trouvé le but qui me faisait défaut... Rien que pour cela, c’est une bénédiction que vous soyez venue.
 Nous pouvons donc commencer à étudier ces derniers problèmes ?
 Bien sûr. Tout de suite. Immédiatement. Nous rentrons au labo.

Quelques minutes plus tard, ils étaient installés autour de la table de travail de Bob. Celui-ci avait sorti les notes qui recensaient les problèmes auxquels ils étaient confrontés.

 Tout d’abord, Sylvia, l’immunité des embryons. Nous avons commencé à suivre une piste qui peut s’avérer porteuse d’espoirs. Vous savez que la mère fournit à son petit des leucocytes correspondant aux défenses immunitaires qu’elle même a mises en place. Nous avons donc eu l’idée de faire des cultures de moelle osseuse et de ganglions lymphatiques, prélevé sur un animal immunisé par vaccins. En laissant passer les leucocytes produits dans le sang de l’embryon, nous espérons déclencher les mêmes réactions que dans l’utérus maternel. Ceci devrait permettre une naissance avec des défenses immunitaires opérationnelles.
 Bien. Puisque vous avez une idée, nous attendrons d’en voir les résultats avant de chercher éventuellement autre chose. Il faudra cependant penser qu’un jour viendra où nous aurons besoin que la Matrice puisse être indépendante d’un animal pour activer les défenses immunitaires des embryons.
 Bien sûr, mais cela devra être résolu dans un second temps. Il faut d’abord trouver la solution, puis nous pourrons voir comment l’adapter aux besoins automatiques qui sont les vôtres.
 Quels sont les autres problèmes ?
 Des dizaines de petits problèmes, qui vont d’un manque de fiabilité de nos appareils jusqu’aux difficultés d’approvisionnement en gamètes. Mais la plupart relèvent d’une amélioration des technologies ou des matériaux utilisés, et des équipes à nous travaillent dessus en permanence. Je pense qu’ils pourront en venir à bout seuls, et je serais bien incapable de vous les expliquer précisément.
 Alors passons. Je vous fait confiance pour stimuler ces équipes. Le résultat doit venir le plus vite possible.
 Vous m’en avez convaincu depuis... tout à l’heure. Mais il reste le gros problème... Celui de l’identification parentale des nouveaux nés.
 Dans le cadre de vos projets, j’ignore quels sont les besoins. Si vous devez produire des adultes indépendants sans qu’ils aient jamais croisés des représentants de leur espèce, alors le problème sera, je crois, quasiment insoluble. De notre côté, nous avons prévu de mettre les petits en présence d’adultes vivants aussitôt après leur premier sevrage. La capacité d’imitation des jeunes devrait faire le reste. Il suffirait de leur inculquer ce que leurs parents auraient dû leur apprendre dans les quelques semaines qui suivent la naissance.
 Mais c’est cela le principal problème. Croyez-vous que nous n’avons pas pensé à confronter les jeunes à des adultes ? Eh bien, cela s’avère insuffisant. Les petits ne reconnaissent pas les adultes comme étant de leur propre espèce. Ils les traitent comme des étrangers, sans chercher à copier leur comportement. Ils imitent le comportement de ce qui s’est occupé d’eux dans leur plus tendre enfance : humains, robots. Nous avons aussi essayé de leur projeter des films pour qu’ils s’habituent dès la naissance à voir leurs congénères, nous les avons regroupés entre jeunes, nous nous sommes dissimulés derrière des miroirs... Rien à faire. L’adulte doit être là dès le plus jeune âge. Sinon le petit ne le reconnaît jamais.
 Alors là, c’est une colle. Comment faire croire à tout moment que le père et la mère sont là quand ils n’y sont pas ? J’avoue que je ne vois pas...
 Je sais. Cela fait des mois que nous cherchons une idée, mais aucune lueur n’est encore apparue...
 Il faut que je réfléchisse. Je vais rentrer et donner quelques coups de téléphone à des amis pour voir s’ils ont des idée. Tous les biologistes que je connais vont se pencher sur ce problème, et nous finirons bien par trouver une solution.

Ils se quittèrent donc, en se donnant rendez-vous pour le lendemain à neuf heures.
Sylvia se fit conduire en taxi à un hôtel auquel elle avait pris la précaution de téléphoner quelques instants auparavant pour réserver une chambre. Une fois installée, elle commença par appeler Ludovic. A mots couverts, celui-ci lui fit un résumé de son entretien avec Paul Gardont, qui venait de partir. Elle lui présenta elle-même le problème auquel elle était confrontée, en précisant que Bob était tout prêt à les aider. Ludovic se chargea de téléphoner lui-même aux amis communs susceptibles d’avoir des idées intéressantes. Puis ils se quittèrent, non sans s’être copieusement rassurés sur les sentiments qui les unissaient.
Commença alors la ronde des appels, des explications plus ou moins fumeuses, des promesses de réflexion plus ou moins sincères. Mais rien ne vint qui puisse être d’une utilité quelconque. Durant cinq jours, Sylvia passa son temps entre son téléphone à l’hôtel et Bob au labo. Elle commençait à se décourager et à envisager de rentrer en France pour travailler de son côté. Mais le sixième soir...

Sylvia venait de quitter Bob. Elle rentrait à l’hôtel dans la Rover qu’elle avait louée. La fatigue se faisant sentir, elle commença par prendre un bain chaud. Une fois reposée, propre et maquillée, elle décida de descendre au restaurant.
Arrivée au rez-de-chaussée, elle remarqua que l’hôtel avait organisé une exposition des plus belles oeuvres de peinture d’un artiste local. Curieuse, elle entra et parcourut rapidement la galerie, amusée par les scènes représentées, par la vivacité des couleurs et le réalisme des personnages. Ces tableaux étaient très beaux, et elle fut tentée d’en acquérir un, qui représentait une fillette, perdue au milieu du béton d’une grande ville et entourée d’animaux imaginaires cachés dans les ombres, imitations fantomatiques de ce que la nature offrait quelques décennies auparavant... On sentait le regret poignant de la petite fille de ne voir que des immeubles quand elle rêvait de se voir dans la forêt au milieu des animaux sauvages disparus.

Sylvia s’approcha donc du vendeur, en grande conversation avec un des gardes, qui lui reprochait vertement le peu de précautions prises pour assurer la sécurité des oeuvres exposées.

 Mais enfin, cessez d’être stupide ! Ces oeuvres, comme vous dites, ne craignent rien. Nous n’aurions pas pris le risque d’exposer les originaux. Ce ne sont que des hologrammes...

Le reste de la phrase se perdit dans le brouhaha. Sylvia fut très surprise : elle ne s’était rendue compte de rien et avait fait confiance en ses sens qui lui disaient qu’elle avait des tableaux sous les yeux...

Elle se dirigea vers le restaurant, admirative de la technique mise en oeuvre et vaguement déçue de ne pouvoir acheter ’son’ tableau et le toucher...

Pendant tout le repas, quelques pensées restèrent attachées à cette découverte : hologrammes... rendu compte de rien... hologrammes...

Puis soudain, ce fut l’illumination. Elle abandonna son dessert, courut dans sa chambre, composa le numéro de Bob.

 Bob ? Je sais ce qu’il faut faire. Pouvez me rejoindre immédiatement à l’hôtel ? ... Non, je ne veux pas parler de ça au téléphone. ... Oui, je vous attends, faites vite.

Impatiente, elle tourna en rond dans sa chambre jusqu’à l’arrivée du jeune homme. Il paraissait visiblement intrigué et quelque peu septique. Comment une néophyte pourrait-elle en quelques jours trouver la solution qu’ils cherchaient en vain depuis des mois ?

 Bob, avez-vous vu l’exposition, en bas ?
 Euh... Non, je suis monté directement, je pensais que vous aviez quelque chose de sérieux à me dire. Mais je serai charmé de visiter cette galerie en votre compagnie.
 Il s’agit bien de ça, espèce de dragueur invétéré. Bob, cette exposition, elle présente des tableaux magnifiques, je suis restée en admiration plus d’un quart d’heure devant l’un d’eux. Et pourtant... j’ai appris quelques instants plus tard que ces peintures étaient des faux !
 Que voulez-vous. Les faussaires sont très forts, et quand on n’est pas expert...
 Non. Je suis sûre que même un expert n’aurait pas pu faire la différence. Ces tableaux n’étaient pas des copies, mais des images en trois dimensions, des hologrammes. Cela signifie que la techniques des hologrammes a progressé au point qu’il est aujourd’hui impossible faire la distinction entre l’original et la copie... Ne serait-il pas possible d’adapter cette technique au problème qui nous intéresse ? Un hologramme dissimulerait la réalité aux yeux des jeunes animaux en leur laissant croire que ce sont leurs parents qui s’occupent d’eux ?
 Si vraiment c’est aussi efficace que ce que vous dites, c’est génial ! Comment avons-nous pu ne pas y penser plus tôt ? En plus nous pouvons compliquer un peu le jeu pour imiter non seulement l’image, mais aussi la voix, l’odeur et la chaleur des parents. Peut être cela suffirait-il pour faire croire aux jeunes animaux qu’ils sont entourés de leurs vrais parents... et améliorerait leur comportement ultérieur... Nous pourrions approcher la main d’un poussin et celui-ci percevrait cette main comme un oiseau adulte... Il faut tenter le coup. Je vais demander la réunion du Conseil pour demain matin. Je ne doute pas qu’ils acceptent. Cela fait bien assez longtemps que nous perdons du temps et de l’argent sur ce problème.
 C’est entendu. Pendant ce temps, je vais rentrer en France, poursuivre mes propres travaux et l’étude théorique de l’Arche. Nous progressons, Bob, je sens que nous progressons.
 A bientôt, Sylvia, je vais contacter tous les membres du Conseil. Je vous tiens au courant de toutes les évolutions, et dès que tout est en bonne voie, je vous rejoins à Paris pour vous faire un compte rendu complet.
 A bientôt, Bob. Bonne chance.

Ils s’embrassèrent et Bob quitta la pièce. Sylvia sortit un bloc notes et inscrivit un court résumé de sa visite en Angleterre. Elle rentrait le lendemain à Paris.

Quelques jours plus tard, Sylvia et Ludovic faisaient un point. Ils listaient toutes les question, tous les problèmes.

 Imaginer une protection efficace pour l’Arche
 Trouver le financement.
 Trouver les gamètes.
 Trouver des électroniciens pour construire les Matrices
 Construire l’Arche et les Matrices

Il y avait des problèmes par centaines. Ce projet dépassait de très loin tout ce qu’ils pourraient faire à eux deux. Il fallait associer d’autres personnes. Il faudrait des centaines de chercheurs, d’ingénieurs, d’ouvriers, des millions de francs et des tonnes de courage pour mener tout cela à bien.

Chacun d’eux se chargea donc de recruter. L’Arche pouvait passer pour un gigantesque abri anti-atomique. La plupart des personnes qui interviendraient devraient ignorer quelle était la finalité de la construction. Seuls quelques-uns seraient mis au courant, ceux qui participeraient à la conception, afin qu’ils ne fassent aucune erreur de jugement.

Ils consacrèrent donc quelques semaines, puis quelques mois, à convaincre des amis sûrs de participer à leur projet. Ils les approchaient franchement et leur posaient la question. Ils se firent traiter d’utopistes plusieurs fois et finirent par décider d’être plus prudents à l’avenir. Ils adoptèrent alors une nouvelle tactique. Quand quelqu’un leur semblait pouvoir s’intéresser à l’idée, ils commençaient à lui en parler à mots couverts, afin de tester ses réactions. Puis ils l’amenaient à réfléchir aux solutions envisageables. Enfin, pour ceux qui restaient, qui n’avaient pas été rejetés au cours de ce drôle de test, ils finissaient par présenter leur projet, détaillant le rôle qu’ils pensait faire jouer au candidat sélectionné.

Au fil du temps, ils finirent par monter une équipe au complet. Les nouvelles de Bob et de Paul étaient plutôt rassurantes et indiquaient des progrès constants. Il était temps de passer à une deuxième phase : réunir tout le monde afin de faire un point sur le Projet, d’établir un plan d’action et de donner un objectif à chacun.

Ludovic et Sylvia louèrent donc une salle des fêtes et invitèrent toutes leurs recrues à une journée de travail. Tout le monde fut convié à 11 heures, afin de prendre un apéritif, de manger ensemble. Une fois que l’atmosphère de secret serait dissipée, quand les uns auraient fait connaissance avec les autres, ils serait temps de passer à l’étude proprement dite. Une bonne cinquantaine de personnes arrivèrent donc. Bob et Paul, les deux premiers à avoir été mis dans le secret, servaient les boissons.

L’ambiance fut très vite détendue, chacun ayant la sensation de se lancer dans une aventure, de jouer les agents secrets. Un peu après le café, à cette heure où l’amusement peut laisser la place aux activités plus sérieuses, Sylvia prit la parole.

 Bon, écoutez, je ne vais pas vous faire un discours de candidat à la Présidence. Je laisserai donc tomber les ’Mes chers amis’ habituels, pour attaquer directement le coeur du sujet. Vous savez tous très exactement pourquoi nous sommes ici. Nous sommes tous impliqués dans le projet de construction de l’Arche, et c’est pour parachever l’étude de faisabilité de ce projet que nous nous sommes réunis. Parmi toutes les questions auxquelles nous aurons à répondre, il en est trois sur lesquelles nous avons déjà des éléments. Il s’agit des recherches de Paul Gardont sur la cryogénie, de Bob Forthsite sur les Matrices et de moi-même sur le génie génétique. Vous connaissez tous l’utilisation que nous nous proposons de faire de ces techniques. Mais afin de mieux préciser l’idée que vous pouvez vous en faire, chacun de nous va vous faire un court résumé de l’état de ses travaux et des espoirs qu’il a. Je laisse donc la parole à Paul.
 Bonjour à tous ceux que je n’ai pas encore salués. Mon métier consiste à imaginer comment nous pourrions arriver à cryogéniser, à congeler autrement dit, des êtres vivants. Il est évident que le but est de pouvoir réveiller ces êtres au bout d’un temps inconnu de sommeil sans qu’ils souffrent d’aucun dommage corporel ou intellectuel. J’ai le plaisir de pouvoir vous annoncer que nos derniers essais nous donnent un taux de réussite de 99% sur les animaux, au terme de six mois de sommeil. La raison des échecs subis a été découverte il y a quelques mois grâce qu concours d’un de nos collègues sénégalais, qui a pu prouver qu’une impureté dans les produits utilisés conduisait à un empoisonnement du sujet au moment du réveil. La molécule mise en cause va être produite en apesanteur, de façon à éviter la configuration toxique. Nous espérons dès lors disposer d’une technique totalement fiable. Nous envisageons d’ors et déjà de tenter l’expérience avec des volontaires humains. Les résultats prendront encore environ un an avant d’être connus de façon absolument certaine. Cette année permettra de relancer toute une série de tests sur la cryogénisation de plus de six mois. J’espère donc pouvoir revenir l’année prochaine vous annoncer que je mets ma science à la disposition pleine et entière du projet de l’Arche.

Les applaudissements récompensèrent Paul de son effort d’élocution, et il laissa la place à Bob.

 Mesdames, messieurs, permettez moi de me présenter : je m’appelle Bob Forthsite, et je suis biologiste. Je suis ici afin de vous présenter les résultats des recherches de mon équipe sur les Matrices. J’ai cependant une faveur à vous demander. La société qui m’emploie est une société privée très soucieuse de ses intérêts. Elle n’hésiterait en aucun cas à m’intenter un procès pour divulgation d’informations confidentielles si elle venait à apprendre que je suis venu ici. Il me faut donc vous demander la plus totale discrétion sur les révélations que je vais être amené à vous faire. Voilà. Nous sommes d’ors et déjà capables de faire naître en milieu artificiel des animaux des espèces les plus diverses. Nous avons ainsi obtenu des oiseaux, des poissons, des reptiles, des insectes, et même des mammifères. Pendant longtemps, nous avons été confrontés à un problème : les animaux qui naissaient n’avaient jamais connu d’autre milieu qu’un laboratoire et s’avéraient totalement incapables de survivrent une fois sortis de ce lieu protégé. Grâce à une idée de Sylvia, nous avons pu mettre au point une technique qui fait croire aux nouveaux-nés qu’ils se trouvent dans leur milieu naturel, entourés de leurs parents. Les tests effectués montrent que les petits animaux réagissent très bien et qu’ils sont dès lors tout aussi adaptés à leur milieu naturel que des animaux dont les géniteurs seraient tués avant que la portée n’ait atteint l’âge adulte. Malheureusement, cette technique est fort longue et complexe à mettre en oeuvre : il faut enregistrer des images d’animaux adultes s’occupant de leurs petits durant la croissance de ceux-ci. Il faut ensuite, pendant toute la durée de la maturation des animaux nés au laboratoire, assurer la retransmission de ces images ainsi que de tout le reste de leur environnement : sons, odeurs, nourriture etc... Nous n’espérons malheureusement pas pouvoir faire ces enregistrements pour toutes les espèces vivantes, cela prendrait des siècles pour notre équipe. Ceci est le premier problème que nous vous soumettrons. Le deuxième est un problème technique. Pour l’instant, les scientifiques s’occupent des animaux, dissimulés par les hologrammes qui les camouflent sous l’apparence des parents normaux des petits. Dans le cadre de notre projet, je ne sais qui ou quoi s’occupera de ces nouveaux-nés. Le nombre d’êtres humains susceptibles d’être présent ne pourra jamais suffire pour s’occuper de troupeaux énormes destinés à la colonisation de toute la planète. Il nous faut donc aussi trouver une solution. Enfin, l’expérience n’a jamais été tentée sur des êtres humains, et cela nous sera nécessaire pour notre projet. Les problèmes seront paradoxalement moindres que pour un petit tigre, par exemple. Il est en effet prévu de cryogéniser des êtres humains dans l’Arche. Ce sont eux qui auront la charge de s’occuper des enfants qui naîtront, et je vous promets que ce sera un travail à plein temps. Je vous remercie de votre attention. Sylvia, c’est à vous.
 Je me suis demandé comment faire renaître une civilisation en lui donnant plus de chances qu’à celle que nous connaissons aujourd’hui. Eduquer les nouvelles générations dans le respect de leur environnement paraît une première étape. Mais elle est certainement insuffisante. En effet, le comportement égocentrique et violent d’un grand nombre d’hommes et de femmes explique lui aussi en partie l’échec devant lequel se trouve notre société aujourd’hui. Pourtant, il semble que cela ne soit pas une fatalité. Certaines civilisation ont réussi à fleurir sans connaître ce genre de problèmes. C’est dans ce sens que nous avons commencé à travailler avec des groupes de psychologues. Nous avons pris comme « cobayes » des condamnés. En étudiant les plus violents d’entre nous, ceux qui ont été mis au ban de la société, nous espérons découvrir quels égarements psychologiques ou physiologiques les régissent, afin, si possible, de parvenir à juguler ce genre de phénomènes. Malheureusement, jusqu’à ce jour, nous n’avons guère progressé. Cependant, je ne désespère pas d’arriver au but que nous nous sommes fixé. Voyons maintenant les problèmes dans l’ordre où ils se posent.

Il fallut discuter de tout. L’après-midi passa en un éclair, mais en fin de journée, chacun avait un travail qui lui était affecté.

Bob devait former trois personnes passionnées de vidéo pour qu’elles puissent enregistrer les images qui lui étaient nécessaires. Quand des crédits auraient été trouvés, ces trois personnes devraient à leur tour former des équipes qui se répandraient sur toute la planète pour enregistrer le mode de croissance du plus grand nombre possible d’espèces.

Deux biologistes, aidés par des électroniciens, étaient chargés de définir comment remplacer les savants du laboratoire par des machines, pour s’occuper des animaux nouveaux-nés.
Un géologue allait choisir le futur emplacement de l’Arche, avec les critères suivants : le moins loin possible, le plus stable possible, proche d’une source d’énergie naturelle, présentant des possibilités de défense le mettant à l’abri de la futur guerre.
Des électroniciens, des électriciens, des architectes, des ouvriers du bâtiment s’associaient pour dessiner le futur bâtiment. Objectif : pouvoir contenir les futurs survivants, les réserves de gamètes, les Matrices. Disposer de salles climatisées assez diversifiées pour chaque espèce ait une chance de se réadapter avant la sortie vers le monde. Disposer d’habitations simples et fonctionnelles. Posséder un ou plusieurs étangs, une ou plusieurs petites mers, une ou deux rivières. Des forêts, des champs. Un espace pour entreposer les outils, un autre pour les ordinateurs. Protéger des explosions et des attaques chimiques. Prévoir des sorties pour les sondes, pour les là¢chers de bactéries, de graines...
Des zoologues allaient rassembler les gamètes du plus grand nombre possible d’animaux et lancer un appel à leurs confrères étrangers, sous prétexte de préparer une gigantesque banque d’embryons.
Deux financiers et un banquier allaient étudier le financement de l’opération.
Des jardiniers, associés à des écologistes experts s’occuperaient de définir quelles graines devraient être plantées dans l’Arche, à quel moment et dans quel ordre, afin de permettre à tous d’avoir nourriture et oxygène pendant le temps où ils devraient rester confinés.

Des biologistes, des écologistes, des botanistes définiraient l’ordre dans lequel la Vie devrait réapparaître sur la planète. Aidés par un météorologue, ils définiraient les mesures à prendre pour tenter de rétablir un climat satisfaisant.

Des physiciens prenaient en charge l’alimentation énergétique.

Un groupe de psychologues et de médecins définiraient les besoins des futurs hommes, femmes et enfants, afin de faciliter leur intégration dans leur nouveau monde et leur vie dans l’Arche.

En fin de compte, la plupart des corps de métiers étaient concernés, car tout serait à rebâtir. Et nul n’envisageait de laisser leurs « enfants » repartir du néant. Il faudrait donc constituer le plus rapidement possible une encyclopédie des Sciences, de la Culture, entreposer des hologrammes du monde d’aujourd’hui, emmagasiner des livres, des films. Leur laisser tout ce qui pourrait contribuer à leur faire mieux connaître le monde qui leur aurait donné la vie.

Les mois recommencèrent leur lent défilé. Les saisons passèrent, porteuses d’espoirs souvent déçus, mais aussi, parfois, d’une lueur qui suffisait à entretenir le courage de ceux qui s’étaient lancés dans cette aventure.

Deux ans après la première réunion, nul ne pouvait encore dire que le projet était réalisable, encore moins qu’on était sur la bonne voie. Cependant, petit à petit, les conclusions arrivaient, s’ajoutant les unes aux autres pour montrer que ce devait être faisable. Les obstacles tombaient les uns après les autres.

Le site avait été choisi. L’Arche serait bâtie en $$$. Le terrain le plus propice avait été trouvé. Réunissant leurs moyens financiers, aidés par les autres participants, Sylvia et Ludovic avaient pu l’acquérir. Perdue au fond d’une campagne qui garantissait la discrétion, la terre ressemblait à une de ces parcelles vierges de toute présence humaine.

Les géologues et les militaires qui avaient étudié la défense du bâtiment en étaient arrivés à la conclusion que le seul moyen de défendre efficacement le bâtiment durant la guerre serait de l’enterrer à 800 mètres de profondeur et de reboucher le puits. 500 mètres de roche et de terre devraient parvenir à arrêter tous les gaz, toutes les bactéries, tous les virus, toutes les radiations que les hommes pourraient avoir l’idée de jeter mutuellement à la figure. L’Arche elle-même ne nécessiterait aucune atmosphère venue de l’extérieur puisque tous les êtres vivants seraient en état de vie suspendue à deux cents degrés en dessous de zéro. Le jour où le programme de renaissance commencerait, le puits serait creusé de nouveau jusqu’à la surface. A ce moment, toute trace d’éléments toxique aurait disparu, sauf si des armes nucléaires avaient été utilisées, auquel cas il faudrait compter des milliers d’années avant que la surface soit nettoyée des éléments radioactifs. Mais la pénurie avait amené les gouvernements à récupérer le matériau fissile pour alimenter les centrales depuis plus de cinquante ans. Rien ne permettait de garantir qu’il ne restait plus de missiles thermonucléaires, mais on pouvait au moins l’espérer.

Certains problèmes commençaient à devenir vraiment pressants. C’est pourquoi tous ceux qui participaient au projet, soit cent cinquante personnes, se trouvaient réunis sur ce bout de terrain. Il fallait décider, se lancer dans la bataille ou abandonner. Partir à l’aventure ou renoncer au rêve. Vivre la tête dans les problèmes et le coeur dans le futur, ou revenir à la routine, à l’angoisse de ce monde qui achevait sa vie.

La parole fut donnée en premier, c’était devenu une coutume, à Sylvia. Elle et Ludovic dirigeaient le projet, centralisaient les informations et les redistribuaient.

 Mes chers amis. Vous voyez qu’au fil du temps, mon discours se structure et devient de plus en plus policé et professionnel. Un jour viendra où je serai prête à affronter nos plus grands politiciens... dans une cinquantaine d’années, quand le projet aura été mené à son terme. Mais pour l’instant, nous sommes ici pour faire le sixième point sur notre projet, et définir, comme à chaque fois, ce que sera notre proche avenir. La plupart de ceux qui avaient été chargés d’une étude ont rendu leurs conclusions. Certaines vous apporteront l’espoir, d’autres vous inquièteront. Mais ne craignez rien. Si tel est notre destin, si nous sommes assez forts pour le mener comme nous l’espérons, rien ne pourra nous en empêcher. Je veux tout d’abord commencer par les mauvaises nouvelles. Ce sont celles qui seront les plus difficiles à entendre, à accepter. La plus dure d’entre elles nous vient de nos experts financiers. Je laisse donc la place à leur représentant, Jean-Jacques Morlant.
 Voilà. Suite aux conclusions apportées par tous ceux qui ont été chargés de dessiner l’Arche,... prenant en compte... les différentes opérations, les différents investissements à consentir, les recherches à mener, nous sommes arrivés à un total de... voyons... 32.123.400.000 dollars au cours d’aujourd’hui. Cette somme a été calculée en prenant une marge de sécurité de 10% sur chacune des opérations ci-dessus mentionnées. La somme aujourd’hui réunie par nos soins sur les différentes places financières de la planète, en engageant les sommes que vous nous avez confiées il y a deux ans atteint exactement 9.754.891,38 dollars, soit à peine 0,3% du montant nécessaire. Il est totalement impossible de parvenir à réunir la somme désirée avec les moyens qui nous furent alloués. Tout au plus atteindrons-nous onze millions de dollars d’ici l’année prochaine. A ce rythme là, il nous faudra une cinquantaine d’années pour atteindre notre objectif. Et d’ici là, on peut penser que les prix auront décuplé. Je suis désolé de vous présenter un aussi triste bilan, mais il faudra trouver d’autres sources de financement ou renoncer.

Un profond silence s’était fait dans l’assemblée. Leur rêve venait d’éclater. Rien à faire : trente milliards de dollars étaient hors de portée de quiconque dans cette réunion de savants guère fortunés. Sylvia reprit la parole, doucement, comme pour parler à un enfant. Et tous tendirent l’oreille pour l’entendre : la jeune femme ne parlait jamais en vain.

 N’abandonnez pas trop vite vos rêves. Je viens de vous le dire, si nous sommes assez forts, si nous pouvons prendre les décisions qui s’imposent, rien ne nous arrêtera. Un jeune homme, qui a récemment rejoint nos rangs, nous a fait une suggestion. Elle peut choquer certains d’entre vous, mais je vous en prie, oubliez tout pour ne plus penser qu’au Projet. Laissez votre conscience peser le pour et le contre avant de condamner... Pierre, c’est à vous.
 Bonjour. Je sais que je suis nouveau parmi vous, aussi je vais prendre le temps de me présenter. Je m’appelle Pierre de la Champarnière. Je suis conseiller scientifique auprès du Ministre des Finances de la Communauté Européenne. Depuis quelques mois déjà, des industriels et des lobbies militaires cherchent à influencer la Communauté pour que nous reprenions le chemin des étoiles. Vous savez que la Conquête de l’espace fut abandonnée il y a cent vingt ans comme irréalisable et surtout non rentable. Cependant, depuis quelques années, les sciences ont fait de gros progrès, et les entreprises ont fait des bénéfices records. Il faut donc trouver de nouveaux investissements. La Terre nous a offert tout ce qu’elle pouvait. Les peuples dits riches sont saturés de gadgets, de jouets, d’objets manufacturés, de confort. Les peuples dits pauvres sont si près de l’agonie qu’ils ne peuvent plus intéresser les financiers. Les matières premières s’épuisent. La pollution décime les populations. C’est ce qui vous amène ici aujourd’hui. Le discours actuel des lobbies consiste en une litanie centrée autour d’une phrase : La Voie Nouvelle Passe Par l’Espace Et Les Etoiles. Je crois donc que si un groupe de scientifiques se présentait aujourd’hui et jetait dans la mare un simple communiqué disant : « nous avons trouvé le moyen de conquérir l’espace sans coup férir et sans investissement délirant » , si un tel langage était tenu en public, alors les industriels viendraient les supplier d’accepter leurs deniers pour mettre cette idée en pratique. Vous avez besoin d’argent ? Prenez le là où il est : on vous l’offrira sur un plateau d’or orné de pierres précieuses. Je crois qu’on pourrait débloquer jusqu’à trois cents milliards de dollars, car, dès que le mouvement sera engagé, chaque entreprise voudra avoir son nom associé à celui de l’Espace. Il ne restera plus qu’à inclure l’Arche dans ce programme, comme un test en grandeur nature. Ou à détourner de l’argent pour le construire en secret. De plus, ce nouveau développement offrira peut-être à l’humanité l’opportunité de ne plus avoir besoin de l’Arche : le développement de l’humanité vers les étoiles peut réellement être le démarrage d’une nouvelle ère, qui prendrait en compte les besoins de chacun, apportant énergie et matières premières en quantités illimitées, et permettant alors de repenser notre civilisation en termes d’écologie planétaire.

Sylvia sentit qu’il était urgent de reprendre la parole, avant que Pierre ne se laisse emballer par son propre discours.

 Mes amis, Pierre vient de nous suggérer trois moyens de parvenir à nos fins. En détournant de l’argent d’un projet plus vaste, en intégrant notre projet dans ce même sur-projet, ou en orientant l’humanité vers un but nouveau. Pour ma part, je reste persuadée que cette voie arrive trop tard. Au mieux, nous pourrions espérer retirer des bénéfices réels de la conquête de l’espace dans une cinquantaine d’années, et ouvrir de nouveaux espaces à la colonisation dans 250 à 300 ans. Or, la Terre s’épuise et ne nous reste guère qu’une vingtaine d’années avant l’épuisement complet de nos sources habituelles d’énergie. Vingt ans avant que la guerre n’éclate. Je penche donc pour que nous poursuivions notre projet. Cependant, il nous faudra décider si les moyens proposés sont acceptables, où si vous préférez renoncer à notre projet. Si nous décidons de poursuivre notre effort, et j’espère que tel sera notre choix, il faudra décider quelle solution retiendra notre attention. Soit la manière honnête, en perdant la garantie du secret, soit le vol, voyons les choses en face, et l’assurance que nul ne pourra saboter notre travail, mais le risque de finir tous en prison sous l’accusation d’escroquerie. Mais ces décisions ne peuvent être prises ici et maintenant. Il vous faudra la laisser mûrir, y réfléchir encore et encore, puis accepter les conséquences de vos choix. Nous nous réunirons dans deux mois pour un vote définitif. Pour l’instant, passons en revue les autres nouvelles du jour.

La façon dont Sylvia venait de mener le débat était très habile. De manière inconsciente, la jeune femme avait trouvé la technique idéale : porter tout d’abord un coup qui pouvait sembler fatal, relever ensuite l’espoir et ajouter enfin toutes les bonnes nouvelles. Tous ceux qui auraient participé à la réunion repartiraient en ayant l’impression de commettre un crime en abandonnant le Projet.
Ils apprirent ainsi que les techniques de cryogénisation, enfin au point, venaient d’être lancées sur le marché et semblaient promises à un brillant avenir.

Bob leur annonça que les Matrices étaient, elles aussi, au point, et que le seul obstacle pour mener un embryon était le manque d’informations holographiques sur les méthodes utilisées par les géniteurs des petits à faire naître.

Sylvia eut son instant de gloire en promettant d’arriver au terme de ses recherches en moins de trois ans. Il semblait que l’égocentrisme et la violence ne soient pas uniquement les conséquence de la seule éducation ou du seul développement psychologique de l’individu. Il avait d’ors et déjà été établi une origine partiellement génétique à la violence, avec le corollaire que la capacité de l’être humain à évoluer était aussi intimement liée à sa capacité de violence et de rapacité. Il semblait donc bien que ne changer que l’éducation ne suffirait pas à modifier la tendance profonde des hommes à se faire la guerre, à se jalouser les uns les autres. Et intervenir sur le code génétique pour éradiquer l’agressivité était non seulement utopique mais aussi dangereux : la race qui en résulterait ne risquait-elle pas d’être apathique, perpétuellement satisfaite de son sort, endormie dans un bien-être immédiat et futile ?

Les architectes présentèrent la quatrième version des plans de l’Arche. Celui-ci adopterait la forme d’une énorme sphère creusée dans les roches, à environ huit cents mètres de profondeur. Cette sphère serait divisée en quatre étages. Le plus haut contiendrait tout le matériel destiné à remonter en surface, les sondes, les foreuses qui perceraient un puits vers la surface. L’étage en dessous, le plus vaste, accueillerait les « survivants » avant que ceux-ci ne soient relà¢chés en surface. Il y avait un étang, de petites forêts (tropicale, alpine,...), deux rivières, un champ, un bout de désert, trois petites mers (chaude, tempérée et gelée), et un bout de jardin pour l’agriculture. L’espace occupé était impressionnant mais on n’avait pu le comprimer plus. Il aurait fallu renoncer au retour à la vie de trop d’espèces animales. Celles qu’ont ne pourrait se permettre de ranimer dans l’Arche seraient directement remises en liberté dans leur environnement final. Le troisième sous-sol contiendrait les ordinateurs, les Matrices, les cryogénisateurs dans lesquels seraient couchés ceux qui devraient se réveiller pour guider les petits sur la voie de la renaissance. Le quatrième étage, enfin, serait celui ou seraient concentrés les filtres à air, les moteurs, les pompes, et les congélateurs contenant les semences.

Les ingénieurs en alimentation énergétique présentèrent les solutions retenues : les rivières souterraines qui passaient à relative proximité du futur bâtiment fourniraient, au moyen de turbines, toute l’énergie nécessaire. En cas de problème, dû à l’assèchement, par exemple, les ordinateurs du Nid pourraient décider de déployer en surface des éoliennes ou des capteurs solaires. On proposait même de creuser des puits vers les couches de laves en profondeur, afin de profiter de la chaleur, transformée elle aussi en énergie électrique.

Un écologiste présenta le plan de renaissance. Tout d’abord, une période d’attente d’environ mille ans, afin de permettre aux éléments chimiques de disparaître de retrouver des mesures plus acceptables, et au climat de se tempérer à nouveau après la période de glaciation due aux poussières soulevées par les explosions. Puis une série de mesures faites par des sondes, afin de connaître la météorologie ambiante. Tant que ce taux ne serait pas acceptable, l’attente, encore l’attente, toujours l’attente, avec un délai d’un siècle entre deux mesures. Puis, le point de départ du réveil : les sondes partiraient mesurer les taux d’oxygène dans l’air, de salinité des mers, étudier un minimum le climat. En fonction du résultat, production massive de bactéries destinées à renouveler l’oxygène de l’air, à partir des mers, du gaz carbonique ou de l’oxygène enfermé dans les roches. Ces bactéries très prolifiques agirait durant un temps calculé en fonction du taux de départ, sachant qu’il faudrait atteindre au minimum 17%. D’autres bactéries pourraient être là¢chées, pour détruire l’oxyde de carbone dans l’air, pour aérer le sol ou pour consommer le sel des mers. Chacune d’entre elles s’éteindrait dès que les conditions optimales seraient atteintes : les bactéries productrices d’oxygène périssaient dès que le taux dépassait 18%, celles qui consommaient du CO2 ne pouvaient survivre que si ce taux tombait en dessous de 3 %. La phase suivante était la réintroduction des virus et autres êtres monocellulaires, ainsi que de quelques plantes et de quelques arbres. Des centaines de millions de graines seraient là¢chées sur les zones les plus propices à leur développement. La Planète Bleue disposerait alors de cinquante ans pour devenir la Planète Fleurie. Puis viendraient d’autres végétaux, tous les autres végétaux, sauf ceux qui dépendent des insectes pour leur pollinisation. Le climat serait sans doute rééquilibré à ce moment, mais on laisserait encore deux cents ans aux plantes pour reprendre vie et force. Viendraient alors quelques animaux, peu nombreux mais équilibrés autour de petits cycles écologiques : des poissons, petits et gros, des insectes, des reptiles, des batraciens. Au temps de la préhistoire, la Vie s’était contentée de cela, et on espérait qu’elle saurait le faire à nouveau. Chaque espèce serait réacclimatée dans l’Arche, avant d’être là¢chée pour croître et se multiplier. Viendraient ensuite des animaux plus « évolués » , des oiseaux, de petits rongeurs, de petits mammifères. Puis les espèces « nobles » , les grands mammifères, les prédateurs, les grands oiseaux. Chevaux, lions, tigres, bovins, ovins, singes, aigles redeviendraient pour un temps les maîtres de la Terre. La planète serait alors sensée ressembler beaucoup à l’image qu’on se fait du Paradis. Il serait alors temps de préparer le retour des êtres humains. L’Arche serait transformé pour devenir le Jardin des Hommes Nouveaux. les ordinateurs y élèveraient des animaux domestiques, relanceraient l’agriculture. Puis, enfin, commencerait la mise en couveuse des embryons. Durant huit mois, les foetus se développeraient au sein de la Matrice. Au bout du huitième mois, les quelques humains cryogénisés seraient à leur tour réveillés. Ils auraient alors pour charge de s’occuper des enfants à venir, assistés par des robots. Puis, un jour, ils remonteraient en surface pour prendre possession de leur héritage.

Un long moment de silence accueillit ce discours. Certains des savants eurent peur de jouer à Dieu, d’autres furent fiers des réalisations de leur Science, certains doutèrent et d’autres furent enthousiasmés. Mais tous écoutèrent religieusement les nouvelles qui suivirent.

Ils apprirent alors comment l’électronique et l’informatique allaient aider à la construction de ce monde nouveau. Les « robots » , frustres machines spécialisées pour une tâche, seraient dessinées puis construites. Elles resteraient sous le contrôle permanent de l’ordinateur central, qui les activerait ou les laisserait dormir en fonction de ses besoins. Un énorme logiciel, basé sur les réseau neuronaux (qui imitent le fonctionnement du cerveau), sur l’intelligence artificielle et sur des gestionnaires de données, permettrait au cerveau mécanique de décider, en fonction de règles précises, quelles mesures devaient être prises en fonction de la situation. On tenterait à chaque fois de prévoir des solutions de rechange, comme on prévoyait de tripler ou de quadrupler tous les systèmes nécessaires à la survie de l’Arche. Certaines des machines seraient construites dans le seul but de pouvoir réparer les autres. Des milliers de pièces de rechange seraient entassées au quatrième sous-sol. La technologie humaine n’avait jamais été prévue pour produire des matériels destinés à durer mille ou deux mille ans. Il fallait prévoir aussi bien l’usure des matériaux que les accidents.

Les psychologues et les médecins tracèrent les grands traits de leurs conclusions : un médecin, au moins, devrait être placé dans l’équipe congelée. Un système expert en médecine et des réserves de médicament eux aussi congelés, devraient être prévus. Le plus paradoxal fut la conclusion des psychologues : afin d’éviter que la nouvelle génération ne renouvelle malgré tout les erreurs de ses pères, afin de lui éviter de regretter en vain une sorte de Paradis perdu de l’époque contemporaine, il faudrait réduire au strict minimum les connaissances transmises sur notre monde. Notre culture, nos traditions, nos langues devraient s’effacer pour laisser place à un monde nouveau. Seule la science pourrait être transmise, car elle est neutre. Il faudrait inventer une légende, « le monde détruit par la fatalité vous lègue son héritage » , afin que ces descendants sachent comment ils étaient venus là. Mais rien de plus, ou presque. Peut-être quelques oeuvres d’art, choisies pour leur stricte représentation artistique, sans aucune scène imaginaire ou violente : pas d’anges, pas de guerres, par d’esclavagisme, pas de pollution, pas de mort. Des paysages ou des constructions abstraites, des portraits et quelques photos. Quelques livres, peut-être, mais que de très neutre. Notre civilisation devait mourir et mourir une fois pour toutes, afin de mieux renaître, plus belle et plus grande.

En silence, à la fois enthousiasmés et choqués, emplis d’espoir mais inquiets, ils se séparèrent. Le rendez-vous était pour deux mois plus tard, mais il fallait laisser à chacun le temps d’assimiler ce qu’il venait d’apprendre, de peser, de juger et de diviser. Alors viendrait le temps de la décision.

Malgré l’assurance dont ils avaient fait preuve, Ludovic et Sylvia étaient rongés par le doute. Avaient-ils le droit ? Le droit de choisir qui devait vivre et comment il devrait le faire, le droit de sauver les hommes malgré eux, peut-être même en les volant...

Sylvia alla même chercher ses réponses à l’église, se retrouvant au pied de l’autel, espérant trouver dans ce qui pouvait rester de la foi de son enfance la force de faire son choix. En appelant l’aide de Dieu, elle espérait vaguement avoir comme une illumination, un grand signe qui lui indiquerait la voie à suivre et mettrait enfin un terme à ses doutes. Mais Dieu resta muet. Aucun signe ne vint révéler Sa volonté. Sylvia restait seule devant l’inconnu, devant le mur qui se dresse face à tous ceux qui doivent ouvrir un chemin nouveau. Seule, elle devrait décider de son destin. Alors, face à l’indifférence divine, la lumière se fit petit à petit. Plus fondée sur une réaction instinctive que une réflexion patiemment élaborée, son choix se révéla à elle :

 Seigneur, puisses-Tu me pardonner... Je crois, je veux croire que Ton silence... Que Ton silence signifie Ton refus de décider pour moi. Tu veux me laisser choisir seule mon avenir. Alors, je dis qu’il faut le faire. L’homme est l’origine du mal qui s’apprête à nous frapper. Il doit donc être aussi le ruisseau d’où rejaillira la source qu’il avait tarie. Seigneur, je vais tenter, avec quelques autres illuminés, de prendre Ta place pour quelques instants. Je vais passer outre à Ta parole. Mais Ta parole, Seigneur, a maintenant plus de deux mille ans, et Tu ne nous donnes plus d’indications sur ce que Tu veux que nous fassions. Alors je vais continuer à penser que Tes écrits furent dictés pour des gens qui n’avaient qu’une connaissance artisanale de notre monde et qui ne pouvaient en aucun cas détruire Ta création, comme certains d’entre nous s’apprêtent à le faire. De plus, je refuse de croire que ma fille aurait pu naître pour mourir de façon aussi injuste. Ce que je vais faire, je le ferai non par orgueil, mais par pitié. Assiste-moi, Seigneur, j’aurai besoin de Ton aide.

Sa décision enfin prise, Sylvia se sentit en paix avec elle-même, en accord avec sa conscience.
Il ne restait plus qu’à passer aux actes.

Ludovic, qui avait connu les mêmes doutes, était parvenu aux mêmes conclusions. Profondément athée, il avait cherché en lui-même la réponse à ses questions. Mais, lui aussi, il avait décidé de suivre jusqu’au bout ce chemin sur lequel il s’était engagé.

Seule leur fille ne se posait pas de questions. Elle était encore à l’âge où l’on profite de la vie sans chercher à savoir de quoi demain sera fait.

Un peu partout, dans le groupe qui construisait le projet, les mêmes doutes, les mêmes interrogations revenaient sans cesse. Mais un peu partout aussi, les mêmes réponses jaillissaient petit à petit.

Au bout des deux mois, ils se réunirent donc tous à nouveau. Cette fois, ce fut Ludovic qui pris la parole.

 Mesdames, Messieurs, je vous souhaite le bonjour à tous. Je me désole de ne voir autour de moi que des visages graves, quand nous devrions être tous souriants. Aujourd’hui, nous décidons de notre avenir. Aujourd’hui, nous engageons notre vie. Comme nous l’avions décidé, nous allons procéder à un vote à main levée. La première question est : devons-nous, oui ou non, poursuivre le Projet Renaissance ? Vous savez que vous devez obligatoirement choisir parmi ces deux réponses. Il n’y a pas d’alternative, pas d’abstention possible, car chaque voix compte et chacun doit assumer ses responsabilités. Que ceux qui pensent que le Projet doit continuer lèvent la main.

Le silence tomba sur l’assemblée. Quelques mains se levèrent, désespérément peu nombreuses. Sylvia, la main levée, essayait de compter et ne parvenait pas dénombrer plus d’une soixantaine de bras tendus. Soudain, au fond de la salle, une voix se fit entendre, un peu chevrotante, tant par la tension que par l’âge.
 Qu’attendez-vous ? De qui avez-vous si peur ? De vous engager vers l’inconnu ? Mais l’autre chemin, le connaissez-vous mieux ? Connaissez-vous cette route sinistre qui mène au néant, sans aucun espoir, sans aucune lueur au fond du tunnel ? Avez-vous donc plus peur de prendre votre vie en main que de laisser d’autres décider pour vous et vous abattre tranquillement ? Je vous le dis, ceux qui gardent le bras courbé ont déjà, de la même façon, courbé la tête devant l’inexorable. Ceux-là ne sont plus que des morts en sursis, et quand viendra le temps des regrets et des remords, il sera trop tard... Rien ne pourra plus changer le destin que vous vous tracez... Je vous en prie, nul ne vous obligera à rester dans le projet si un jour vous ne croyez plus en lui. Mais donnez-vous au moins la possibilité de tenter votre chance, levez le bras...

Et le vieil homme se rassit lentement, gravement, avec un regard chargé de défi, le bras toujours fièrement dressé au dessus de sa tête.

Alors, peu à peu, les mains se levèrent. Ceux qui gardaient les mains basses réalisaient soudainement qu’ un découragement profond les avaient conduits à négliger leur vie, et que celle-ci serait maintenant dépourvue de tout sel, n’ayant plus qu’à attendre la mort dans l’apocalypse chimique. Ils avaient choisi le suicide, sans résistance et sans illusion. Alors ils levèrent la main à leur tour. Et plus nombreux étaient les mains tendues, plus nombreux étaient les bras qui s’érigeaient à leur tour.

Ludovic reprit la parole.

 Tout le monde a fait son choix ? Bien, nous allons donc compter les voix.

Et le sort du monde fut fixé. Il y avait deux cent dix-huit voix pour la poursuite du projet. Celui-ci continuerait donc. Sylvia dut s’asseoir tant ses jambes tremblaient de soulagement, et Ludovic ne fut pas loin d’en faire autant. Dans la salle, on riait, on pleurait presque, on s’embrassait. Mais le devoir les appelait encore : il restait à savoir ce que feraient ceux qui avaient voté contre la poursuite de l’aventure.

 Je demande aux tente sept personnes qui ont choisi de ne pas poursuivre notre expérience de faire un nouveau choix : resterez-vous avec nous ou bien vous retirerez-vous ? Ceux qui partiront devront jurer de garder le secret sur tout ce qu’ils savent.

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