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La Terre au bois dormant (chap4)

Chapitre 4

jeudi 29 décembre 1988

Le problème de la matrice fut résolu ’assez’ facilement. Il ne fallait que ’quelques’ améliorations. Afin de ne pas alourdir inutilement ce récit, nous éviterons d’entrer trop dans les détails. Il faut cependant savoir que la machine dut être modifiée afin de devenir capable de tenir compte des besoins propres à chaque espèce. Sous couvert de recherche applicable à l’agriculture, l’horticulture, l’élevage, la zoologie, et autres sciences liées à la reproduction, l’équipe conduite par Sylvia parvint à réaliser l’exploit d’atteindre cet objectif assez rapidement. Il faut dire que près de quarante personnes y travaillèrent sans relà¢che, et ce avec des crédits presque illimités, attribués par toutes sortes d’organismes : des coopératives agricoles, des éleveurs, des sociétés de protection des animaux, des ministères de l’environnement ou de l’agriculture, et même quelques sectes religieuses.
Enfin, au bout de ce travail de titan, la matrice fut présentée au public. La presse en loua l’efficacité, les écologistes se surprirent à rêver de pouvoir enfin sauver sans problèmes les animaux en voie de disparition, les laboratoires pharmaceutiques y virent une source inépuisable de cobayes à bon marché, les agriculteurs crurent qu’ils pourraient enfin se passer d’acheter des graines ou des animaux. Mais tous déchantèrent vite : les prix des gamètes s’envolèrent du jour au lendemain, et comme elles étaient nécessaires à la production des embryons eux-mêmes nécessaires à la matrice, le travail économiquement rentable de celle-ci se réduisit à peu de chose.

Un seul détail de la Matrice fut dissimulé : le fait qu’elle était aussi capable de produire... des êtres humains. Personne ne sembla remarquer que l’homme étant un animal comme beaucoup d’autres, du moins physiologiquement, il aurait paru logique que la matrice fut capable de produire aussi bien les enfants que les chiots. Mais les hommes avaient pris l’habitude de se considérer comme fondamentalement différents des autres espèces de la Création depuis si longtemps que personne ne remarqua cette absence singulière. Quelqu’un s’en serait-il aperçu qu’il n’aurait sans doute rien osé dire, de peur de se faire huer en rappelant leur origine animale à ses contemporains. Et quelqu’un aurait-il osé faire une remarque de ce genre que le laboratoire de Sylvia aurait faire paraître un communiqué offusqué, ce genre de recherches étant ’formellement prohibé’, pour cause de ’déontologie’, et par ’respect de la nature humaine’. Mais ce texte n’aurait fait que cacher l’ignorance de la Direction du laboratoire quant aux réelles propriétés de la Matrice. Cependant Ludovic et Sylvia comptaient beaucoup sur l’aveuglement et la peur du ridicule pour garder le secret sur cette capacité de la Matrice.

Sylvia et Ludovic avaient décidé que ce point serait tenu secret, de peur que quelqu’un n’évente leur projet, de peur que la matrice ne soit condamnée par des individus chargés d’incarner la morale et la vertu...

une interview, qui devait faire la Une de tous les journaux, allait donner un cours nouveau aux efforts de Ludovic et Sylvia. Ce soir-là, en effet, la vidéocom proposait, une fois de plus, un magazine consacré à la Matrice. L’utilisation industrielle, quoiqu’encore faible, commençait à être acceptée par tous. Peu de réactions négatives avaient été enregistrées. Cela allait vite changer...

Le présentateur était connu pour son habitude à poser les questions dérangeantes. D’une grande ouverture d’esprit, peu de sujets le rebutaient, peu de thèmes lui faisaient peur. Grand amateur de vérité, il n’hésitait jamais à expliquer tout sur tout. Cette qualité faisait de lui une des grandes vedettes de la vidéocom. Elle allait poser de gros problèmes à nos héros.

L’interview s’était déroulée dans le studio 4. Le présentateur recevait divers invités, un agriculteur, un biologiste, un vétérinaire, un horticulteur. Avec leur aide, il avait longuement présenté les capacités de l’appareil, et expliqué tous les ’bienfaits’ que les hommes pouvaient en retirer. L’émission tirait à sa fin. L’exposé avait été clair, simple et bien fait. Sylvia en était satisfaite. Jusqu’au moment o- le speaker repris la parole.

 Avant de nous quitter, je voudrais poser une dernière question. Monsieur Quintrot, croyez-vous, en tant que biologiste, que les merveilles proposées par la Matrice pourront un jour être appliquées à l’être humain ?
 ... A l’être hum... humain ??
 Oui.
 Mais enfin, pourquoi ? Nous ne faisons pas d’élevage d’enfants. Cette idée est ridicule.
 Vous ne répondez pas à ma question : il ne s’agit pas de savoir si cette possibilité est intéressante, si elle est morale, ou simplement acceptable. Je désire, et tous ceux qui nous regardent le désirent avec moi, je désire savoir si cela est oui ou non possible.
 Heu, Eh bien, c’est-à-dire que cette idée est totalement nouvelle. Oui, je suppose, pourquoi pas ? Rien ne s’y opposerait. Enfin, rien de biologique...
 Croyez-vous que cette possibilité ait été explorée ?
 Mais je n’en sais rien, moi ! Je n’ai pas participé aux travaux de recherche. Mais je fais toute confiance à ma jeune collègue pour n’avoir pas enfreint les limites que la déontologie lui impose.
 Je vous remercie. Mesdames et messieurs, il semblerait donc qu’il soit possible de faire naître des enfants conçus au sein d’une machine. Les possibilités offertes semblent prodigieuses. Mais la morale peut-elle admettre cet artifice ? Je vous laisse réfléchir à cette angoissante question et je vous dis à bientôt pour une nouvelle émission qui portera sur la colonisation de la Lune. Bonsoir.
Sylvia était restée crispée pendant ces quelques instants. Elle semblait avoir du mal à reprendre sa respiration.
 Zut ! Quand je pense au mal qu’on s’est donné pour garder le secret. Et voilà que cet abruti met les pieds dans le plat. On va avoir une meute de journalistes à nos trousses, maintenant. Et on va leur dire quoi ? On ne peut quand même pas mentir... Et si on dit que la machine est capable de procréer aussi des enfants, on va avoir l’air de quoi ? Nous sommes complètement coincés !
 Allons, pas de pessimisme. Tu pourras toujours dire que c’est une idée qui vous était venue, que vous pensez que ce serait facilement réalisable, mais que vous n’avez encore rien fait.
 Tu plaisantes ? Il suffirait que le bruit court que c’est déjà au point pour que le scandale éclate. Tu te rends compte des risques ?
 De toute façon, il n’y a rien à faire. Si tu dis que tu as déjà fait les recherches, tu risques d’être accusée d’avoir violée les lois qui interdisent l’expérimentation génétique sur des êtres humains, et si tu te tais, tu prends le risque que quelqu’un dévoile le pot aux roses, ce qui serait encore pire. Il faut se tenir à une position moyenne, ne pas mentir, mais ne pas tout dire. Une histoire du genre ’on a fait les études théoriques, mais rien ne prouve que l’application pratique soit possible’.
 Tu as raison. Je vais réunir mon équipe dès demain matin, et il faudra que tout le monde sorte la même version des faits.
 Tu ne devrais pas attendre demain. Téléphone-leur tout de suite, ou mieux, passe les voir. Il faut rendre impossible toute fuite ou toute gaffe. De toute façon, il faut attendre de connaître la position des Conseil de Déontologie avant de se fixer une ligne de conduite définitive.
 OK. Je file. Je passe d’abord voir Julie, puis Pierre, puis le reste de l’équipe. Je demanderai à ceux que je verrai de passer eux aussi chez leurs collègues, ainsi ce sera plus vite fait.
 A bientôt, mon amour.
Sylvia rentra vers deux heures de matin, complètement épuisée. Tout le monde avait été prévenu. Aucune rumeur ne filtrerait de son équipe, chacun ayant accepté de répondre aux curieux que toutes les questions devaient être posées à Sylvia, seule capable de lever le secret professionnel qui les liait tous.
Le lendemain matin, pendant le petit déjeuner, Ludovic revint sur le sujet.
 Tu sais, j’ai réfléchi cette nuit. Ce serait mieux que les officiels acceptent officiellement tes recherches. Tu serais couverte et cela te permettrait de faire les essais auxquels tu n’as pas encore pu te livrer.
 C’est certain, mais la réaction du public me fait peur. Imagine qu’il y ait un mouvement d’opinion contre la Matrice... Toutes mes recherches seraient interrompues. Notre projet risquerait de tomber à l’eau... Il y a quand même un rand risque.
 Tu as raison, il faut que nous achetions un exemplaire de la Matrice avant qu’elle ne soit retirée du marché. Je ne sais pas o- nous allons trouver l’argent nécessaire, mais il faudra que nous y arrivions, et vite. Je vais contacter quelques vieux amis, aujourd’hui. Ils ne me refuseront pas leur aide, même sans savoir de quoi il retourne.

Le soir même, Sylvia et Ludovic entraient en possession de deux Matrices, qu’ils entreposèrent dans une vieille grange appartenant aux parents du jeune homme. Ils purent alors attendre un peu plus tranquillement de voir comment les choses allaient évoluer.

Manifestement, les gens n’avaient aucunement l’intention d’attendre l’opinion des Comités officiels pour s’exprimer. En quelques jours, l’idée avait fait le tour de la planète et de nombreux foyers d’agitation commençaient à apparaître. La violence des réactions était à la mesure de tout ce qu’on avait toujours vu quand on touchait à la sexualité.
Les Eglises, de nombreuses sectes, la plupart des partis politiques conservateurs ou ultra-progressistes, les innombrables Comités d’Ethique condamnèrent dès l’abord la ’reproduction robotisée’. Ils expliquèrent longuement qu’une telle pratique était contraire aux volontés de Dieu ou que cela n’aurait rien de naturel, ou encore que c’était contraire à tout ce que la morale nous enseigne, voire même que c’était la porte ouverte à toutes les manipulations génétiques possibles et imaginables, que l’on allait tenter toutes les modifications de la race humaine, et que rien n’empêcherait de créer une race d’esclaves abrutis, une race de surhommes etc... En un mot comme en cent, leur avis était : NON !
D’un autre c » té, des esprits plus (trop ?) libéraux estimaient que cette nouvelle technologie était une chance pour l’humanité, qu’elle comportait de nombreux bénéfices. Ils expliquaient qu’ainsi, on pourrait mieux contrôler les problèmes des maladies héréditaires, que des couples stériles verraient leurs problèmes résolus sans devoir faire appel à une mère de substitution, que bien des familles s’agrandiraient sans pour autant obliger la femme à interrompre son activité professionnelle, que de tout temps les esprits chagrins avaient crié haro sur les découvertes, les attribuant au diable et refusant tout progrès, et ainsi de suite...

Ils avaient presque tous raison : cette nouvelle invention était contraire aux dispositions de la Nature et à celles, pour les croyants, de Dieu. Elle pouvait permettre des manipulations génétiques aussi discrètes qu’efficaces, particularité que Ludovic et Sylvia avaient bien l’intention d’exploiter. Elle pourrait par contre simplifier bien des problèmes.

L’opinion publique était divisée en deux camps aux avis bien tranchés. Les sondages montraient que 40% des personnes interrogées s’opposaient violemment à toute utilisation de la Matrice pour les êtres humains, que 5% y étaient résolument favorable et que 55% ne s’intéressaient pas du tout au problème.

La décision finale serait donc politique. Le laboratoire de Sylvia avait fait paraître un communiqué expliquant que la « reproduction humaine assistée » était théoriquement au point, mais que les expériences nécessaires n’avisant pas été réalisée, en respect de la loi interdisant les expérimentations sur les foetus humains.

Petit à petit, au cours des semaines, l’affaire fut oubliée : on approchait des vacances d’été et chacun avait bien autre chose à faire que de s’occuper d’un problème de philosophie, d’éthique et de morale. De toute façon, « ils » feraient ce qu’ » ils » voudraient, donc...

Donc, ce fut une fois encore l’intérêt économique qui emporta la décision : on n’obligeait personne à utiliser la Matrice, mais on pouvait permettre à ceux qui le désiraient de s’en servir. Cela diminuerait les charges d-es aux congés de maternité, augmenterait la présence des salariées sur leur lieu de travail. On pourrait peut-être même faire pression pour que cette pratique se généralise, et ce serait tout bénéfice.

La Matrice pourrait donc être utilisée à volonté, une fois qu’elle serait au point, mais « les manipulations destinées à modifier un caractère du patrimoine génétique d’un foetus en cours de développement » restaient strictement interdites.
Sylvia put donc lancer un programme d’expérimentation de la technique sur les êtres humains. Les foetus devraient être détruits avant leur sixième semaine de développement. Cette mesure pouvait à priori sembler inhumaine, mais en y réfléchissant, elle n’était pas pire qu’un avortement.
Au bout de quelque temps, une dizaine de foetus avaient été conduits à ce terme de six semaines. Sylvia avait longtemps répugné à donner la vie à un embryon pour ensuite devoir la lui retirer, mais la loi ne lui laissait guère de choix.
Après qu’elle eut réussi à convaincre les agents gouvernementaux que les tests effectués jusque là s’avéraient parfaitement satisfaisants, la loi fut amendée pour autoriser les essais en grandeur réelle : on pouvait essayer de mener à bout une ’grossesse assistée’. Il suffisait de trouver des volontaires qui s’engagent à adopter les enfants. Quelques couples furent donc réunis et on utilisa leurs cellules reproductrices. Par mesure d’exception, les législateurs autorisèrent Sylvia à interrompre l’expérience dans le cas ou « le développement du foetus s’avérerait faussé par l’environnement dans lequel il s’effectuait » : si la Matrice, à cause de son mauvais fonctionnement, devait donner naissance à des monstres, ceux-ci pourraient être supprimés. Et l’expérience fut lancée.

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