En mai 2013, Alternatives Economiques publiait, sous la plume de Christian Chavagneux, une critique du livre de Stéphane Foucart : La fabrique du mensonge, comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger.
Cette critique m’a donné envie de lire ce livre. J’avais un peu peur d’une théorie du complot généralisée. J’avais raison : malheureusement, cette lecture m’a convaincu qu’il y a bien une sorte de complot destiné à préserver ou à accroître les bénéfices d’industriels sans scrupule au dépens... de tous les autres.
Ça peut sembler dingue. Mais ce qui m’a le plus convaincu, c’est la ressemblance avec ce que je vis régulièrement dans la recherche en informatique.
Voici mon expérience. De nos jours, les subventions d’Etat aux laboratoires sont insuffisantes pour que ces derniers puissent travailler correctement. Il faut impérativement que les équipes décrochent des "projets" financés dans diverses institutions (Ministères, Union Européenne,...).
A défaut de ces projets, impossible de recruter les personnes nécessaires (ingénieurs, thésards, stagiaires,...), impossible de financer les déplacements (conférences, symposiums, réunions de travail), impossible de travailler en un mot. En effet, les subventions ne couvrent que les frais fixes : un local, de l’électricité, le salaire des titulaires, un peu d’administration. Mais les titulaires sont en nombre insuffisant pour rendre possible une production scientifique.
Le travail de recherche est donc totalement tributaire de ces fameux projets. Au départ, cela semble plutôt une bonne idée : on cherche à sortir du "savant" isolé qui cherche uniquement pour la beauté des idées, en se contrefichant des applications pratiques. Autrement dit, on veut bien financer de la recherche à condition que cette recherche soit utile, valorisable, exploitable.
Pourquoi pas ?!
Mais le dérapage n’est pas loin. En effet, pour rendre l’exploitation des résultats plus facile, nombre d’institutions imposent que les projets soient menés à la fois par des industriels et par des académiques. On espère ainsi (1) que les projets retenus intéresseront vraiment les industriels et (2) qu’après s’être investis, ils seront motivés pour commercialiser les résultats obtenus.
Ce n’est que partiellement vrai. D’abord parce que l’Etat ou l’UE s’engagent ainsi à financer des activités privées. Les industriels sont (aussi ?) attirés par cet argent (au point qu’ils doivent absolument tout dépenser, même si ça ne sert à rien - j’ai ainsi vu des industriels payer des repas de luxe juste pour finir de dépenser les sommes mises à leur disposition : renoncer à ces sommes serait revenu à renoncer à une rentrée d’argent, et donc à diminuer leur chiffre d’affaire, et donc à ne pas atteindre les montants annoncés aux actionnaires). Les sommes peuvent en effet atteindre des dizaines de millions d’euros, largement de quoi faire saliver même les plus grandes entreprises.
Ensuite, et c’est beaucoup plus grave, parce que la direction du projet est régulièrement confiée à un industriel. Cela semble un détail au départ, après tout le "directeur" ne semble pas avoir beaucoup de pouvoir, ce n’est pas lui personnellement qui va mener les recherches. Mais il a un pouvoir discrétionnaire monumental : il faut son approbation pour que l’institution verse finalement l’argent aux partenaires. Concrètement, le laboratoire avance l’argent (les salaires des ingénieurs, les frais de déplacements). Régulièrement, il demande un remboursement à l’institution. Cette demande doit être validée par le directeur de projet pour être acceptable. Une fois émise par le laboratoire, validée par le directeur de projet, elle passe entre les mains de l’institution qui décide de payer ou demande des corrections ou des compléments d’information.
C’est là que ça blesse. Le directeur de projet dispose d’un moyen de pression monumental : s’il n’approuve pas les comptes, les résultats, le laboratoire risque de ne pas être remboursé des frais qu’il a engagés. Bien sûr, en théorie, on peut se passer de son approbation, ce n’est pas une condition absolue. Mais dans la pratique, les chercheurs, à tort ou à raison, vivent cette situation comme une nécessité. Il semblerait que ce soit plutôt à raison : des rumeurs courent dans les laboratoires de tel ou tel exemple d’une équipe qui n’aurait pas été payée à la suite d’une mésentente avec l’industriel.
Et le nœud se noue autour du cou des chercheurs : ils sont dans l’obligation de travailler avec des industriels, et dépendent ensuite de ces derniers pour obtenir l’argent avancé. Évidemment, les industriels qui s’engagent dans un projet sont aussi intéressés par le domaine de recherche. On n’imagine pas un acteur informatique s’intéresser à un projet sur l’amélioration de la culture des pommes de terre. Mais en science, on commence les travaux par un état de l’art. Autrement dit une analyse critique de ce qui existe : les travaux précédents, mais aussi les pratiques existantes.
Imaginez ce qui se passerait si un chercheur, dans son état de l’art, commençait par dire que tel industriel a une pratique dangereuse. Imaginez ce qui se passerait si l’industriel en question est celui tient les cordons de la bourse.
Eh bien oui. Les constats des chercheurs sont censurés, atténués. La phrase magique est toute simple : "en tant que directeur de projet, [l’industriel] ne pourra accepter la publication en l’état de ces résultats, et se verra contraint de signaler à [l’institution] les graves manquements de l’équipe de chercheurs". Graves manquements = haut risque de ne pas être payé = haut risque de mettre le laboratoire en situation financière délicate pour ne pas dire gravissime = haut risque de voir l’équipe démantelée, ses travaux stoppés, ses salariés en CDD non reconduits.
Autrement dit, la pression est telle - que ce soit pour les titulaires ou pour les contractuels - qu’ils ne peuvent pas résister à une injonction de l’industriel, qui se retrouve en position de juge et partie.
Bien sûr, ça ne se passe pas souvent mal. J’ai connu des projets où les industriels étaient sincèrement intéressés par les résultats scientifiques et sincèrement désireux que ces résultats soient les plus honnêtes possible. Mais j’ai aussi connu des projets dans lesquels les industriels censuraient toute critique à leur encontre. Pourquoi ? Imaginons que le projet porte sur les nouveaux moteurs pour voitures. Le chercheur va tenter de faire un état de l’art : il va être amené à identifier les limites, les risques, les dangers, des solutions existantes. Par exemple, il va affirmer que les moteurs à essence sont dangereux, qu’ils émettent des particules toxiques ou cancérogènes. Imaginez que l’industriel est un fabricant de voitures, qui vend chaque année des millions de véhicules à essence. Croyez-vous vraiment qu’il acceptera que soit publié un papier indiquant que ce qu’il vend est inacceptable ? Pire, que ce papier a été publié par des chercheurs associés avec lui ? Non.
Mais finalement est-ce bien grave ? D’autres chercheurs, sur d’autres projets, pourront eux publier ces informations. Certes. Mais s’il ne peut justifier pourquoi il mène ses recherches ("le gasoil est dangereux, c’est pourquoi nous proposons..."), ses propositions perdent en puissance, en pertinence, en objectivité. Et cela concoure à ce que rien ne change.
A son corps défendant, le chercheur se fait complice des pires côtés de l’industriel. A son corps défendant, il se retrouve à éviter de dire quelque chose de vrai, mais qui pourrait diminuer la rentabilité des industriels.
Imaginons cet état de fait généralisé : les médecins ne pourraient plus critiquer les médicaments, les chimistes ne peuvent plus s’exprimer librement sur les pesticides, les généticiens ne peuvent rien dire sur les OGM, les énergéticiens ne peuvent plus critiquer le nucléaire ou les gaz de schiste. La liste est longue des produits ou techniques critiquables pour lesquels la critique pourrait ainsi se trouver muselée.
Bien sûr, toute la science, tous les scientifiques, ne se trouvent pas ainsi soumis à l’omission forcée de résultats. Mais qu’en quelques années, quelques projets, dans le domaine pas si critique de l’informatique, j’ai déjà vu tout ça à l’œuvre me laisse inquiet sur ce qu’il peut se passer dans des secteurs plus sensibles...
Cet aspect des choses n’est pas abordé dans le livre de S. Foucart. Il montre les autres formes de manipulation, la discréditation des résultats des scientifiques rebelles, le financement de fausse science pour diluer les critiques, les nombreuses façons d’interférer avec un résultat dérangeant, les façons d’acheter le silence des scientifiques peu scrupuleux, les paravents pour édicter des normes complaisantes. Tout le cynisme du monde pour continuer à vendre, quitte à empoisonner et à détruire.
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