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« Notre modèle social a vécu, il n’est plus adapté »

disait Pierre Gattaz, Président du MEDEF, le 16/09/2014, dans un entretien à Aujourd’hui En France...

mardi 16 septembre 2014, par Eric

Je dirais donc que le loup sort enfin du bois.

Paul Krugman, économiste américain que j’aime bien, dit des modèles sociaux européens qu’ils ont été les socles d’une des sociétés les « plus décentes de l’histoire humaine » (A rich, productive continent, which has produced arguably the most decent societies in human history...).

Que se passe-t-il donc pour cette décence ait « vécu » ?

Eh bien en fait, si l’explication relève de l’économie, de la finance, de la politique, de la philosophie et de la sociologie, au final l’idée fondamentale est simple : une certaine « élite » s’est réveillée.

Au Moyen-à‚ge, l’imposition avait une triple origine : royale, seigneuriale et d’à‰glise. Bon, on simplifie beaucoup parce que le moyen-âge c’est quand même 1000 ans et ça a varié pas mal. Mais si les corvées, la taille et la gabelle (deux charges dues au Seigneur et un impôt royal sur le sel) ou la dîme (impôt ecclésiastique sur le produit du travail) sont encore dans nos mémoire, d’autres sont moins vivantes :
 Dans les taxes seigneuriales :

  • le cens, taxe foncière payée au seigneur qui est réputé avoir la propriété éminente (la vraie propriété) sur les terres, par opposition au paysan par exemple, qui n’a que la propriété utile (il exploite les terres)
  • le champart, proportionnel aux produits de la terre, par exemple 1/10è des récoltes
  • les banalités : les installations collectives (four, moulin, pressoir,...) sont créées et entretenues par le seigneur ; en contrepartie, les serfs ne peuvent utiliser QUE ces installations, dont l’usage est payant... Le seigneur était aussi seul autorisé à posséder un taureau et un verrat, la reproduction devenait donc payante.
  • la mainmorte : les serfs sont « frappés de mainmorte » , il ne peuvent transmettre leurs biens par héritage, qui reviennent donc à son seigneur
  • le formariage : permission à demander au seigneur pour épouser quelqu’un d’une autre seigneurie (ben tient, faudrait pas perdre la main d’œuvre !). à‰videmment, cette autorisation était payante...
  • l’abeillage, l’éminage, la tonlieu, le rouage etc
     Dans les taxes royales : théoriquement, le roi est un seigneur et doit vivre des produits de ses domaines (il exploite son propre troupeau de serfs, quoi !). Mais dans la pratique, des impôts exceptionnels sur la noblesse complètent ces revenus. Il s’agit par exemple de capitation, du centième etc. Des monopoles royaux permettent de lever d’autres impôts (gabelle sur le sel). Enfin, le roi taxe aussi le clergé (en plus des impôts généraux comme le centième) avec la décime (prélevée par exemple pour financer la guerre contre Saladin à Jérusalem).
     Les taxes d’Eglise, principalement la dîme.

Je retiens deux choses de cette liste : d’une part, que la majeure partie de l’impôt était prélevée au bénéfice de l’aristocratie ; d’autre part, qu’il est extrêmement complexe de comparer les impôts moyenâgeux et les impôts modernes. Au moyen-âge, le seigneur vivait des impôts qu’il prélevait et en faisait bien ce qu’il voulait : vivre dans le luxe ou entretenir les routes ne dépendait, pour une grande partie, que de son bon vouloir. A l’époque moderne, même si certains éléments du train de l’état peuvent paraître luxueux (ici, à Grenoble, le préfet vit dans une sorte de château et notre président vit dans le palais de l’à‰lysée !), la grande majorité des taxes auxquelles nous sommes soumis est utilisée pour la redistribution des richesses (sécurité sociale, retraites, allocation adulte handicapé, minima sociaux) ou pour le maintien de structures collectives (administration, écoles, armée, musées...). Ces impôts sont donc censés être prélevés pour le bien commun, soit en aidant ceux qui en ont besoin (maladie, chômage,...) soit en structurant l’espace social et sociétal pour qu’il soit utile à chacun. On peut douter que cet idéal soit atteint, on peut douter de l’affectation efficace des sommes, mais le principe de base est différent : au moyen-âge, le bénéficiaire des impôts a somme toute peu d’obligations (un four, un moulin, trois routes) et le serf qui se blesse n’aura d’aide que par la bonne volonté de ses voisins ; à l’époque moderne, un réseau de formes d’aides est censé collectiviser les risques.

On peut comprendre que cette collectivisation des risques et des structures de base puisse déplaire à ceux qui se trouvent en situation de les financer : si je suis riche, je paie un « fort » impôt pour construire des routes et aider les « pauvres » . Alors que bordel, je pourrais bien mieux profiter de mes biens !!!

Ces deux visions du monde se retrouvent aujourd’hui dans les structures anglo-saxonnes et française : aux USA, il est bien difficile de mettre en place une sécurité sociale de type européen. La loi du chacun pour soi prédomine. Le mythe du « self-made man » , celui qui aurait réussi seul et ne devrait rien à personne (surtout pas des impôts) reste très marqué dans les esprits. La défense individuelle repose sur la possession d’armes plus que sur la délégation à la police et à la justice.

Nos élites, qui semblent se considérer comme des aristocrates modernes, cherchent à nous convaincre que le système féodal est bien mieux adapté au monde moderne. Taxer l’entreprise, ce preux chevalier du XXIè siècle, serait une hérésie. Capable d’aventure et douée du sens de l’innovation, du progrès, de la modernité, créatrice de richesses et d’emplois, l’entreprise serait sacro-sainte et devrait être libérée de toutes les contraintes qui la brident dans sa juste volonté d’expansion (et de retour sur investissement pour ses précieux actionnaires).

Elle devrait alors payer moins d’impôts, être soumise à moins de règles et pouvoir recruter et virer ses serfs (oups, ses salariés) comme elle l’entend. Bien sûr, une telle présentation ne serait pas acceptable, le MEDEF (et les USA avant eux) nous présentent en contrepartie une jolie histoire dans laquelle nous deviendrions tous actionnaires et donc tous bénéficiaires des mannes monétaires produites par les entreprises. En gros, il ne s’agirait pas simplement de rendre l’argent et la liberté aux entreprises en piquant sur les revenus des salariés, mais de déplacer la source du financement : des entreprises peu taxées et peu contraintes verseraient des revenus aux actionnaires (dont des salariés) qui seraient soumis à l’impôt pour financer les structures collectives qu’ils choisiraient à travers leur vote.

Pour limiter les contraintes, le droit du travail serait allégé et transféré sur la négociation patron-salarié et la facilité de changer d’employeur en cas de mécontentement. L’employeur pourrait ainsi ouvrir de 6h du matin à 22h les jours de forte affluence (m’enfin, comment se priver de tous ces clients qui veulent venir le dimanche !!!!) et pourrait fermer 3 jours par semaine (de toute façon c’est désert le lundi, le mardi et le jeudi, à quoi bon payer des vendeurs pour rien ?).

La partie « contrepartie » de ce joli discours a évolué avec le temps : il fut un temps où l’on nous appelait à « libérer les forces vives des entreprises » pour le plus grand bonheur de tous, et maintenant, on a plutôt tendance à nous menacer de décadence, de désindustrialisation, de paupérisation, de déclassement et d’appauvrissement.

Mais qu’il soit cajoleur ou menaçant, ce discours est une supercherie. Car le monde qui résulterait de son application ne marche pas.

Le syndicat des patrons est très fort pour mettre en avant les côtés qui l’arrangent, que ce soit la flexibilité du travail en Europe du Nord, les accords locaux en Allemagne ou la faible taxation américaine. Il se garde cependant bien de rappeler que chacun de ces avantages est équilibré par une contrepartie : les entreprises financent la formation continue en Europe du Nord, les salariés participent fortement à la direction d’entreprise en Allemagne. Bon, je ne vois pas trop de contrepartie américaine, ce pays m’a toujours semblé un peu délirant dans sa vision du monde... Peut-être est-ce leur système judiciaire, dans lequel une entreprise peut être condamnée à payer quelques dizaines de millions de dollars si elle ne respecte pas les règles du jeu ?

Toujours est-il qu’on ne peut pas ex nihilo adopter ici les « avantages » des autres pays sans en payer un prix fort. Nous n’avons pas la même structure démographique que les autres pays européens, ça nous coûte cher (pour l’instant) ; privatiser la sécurité sociale ne nous ferait rien gagner (les assurances américaines ont des frais de fonctionnement entre 10 et 15% de leur budget, contre 5% en France) ; démonter le droit du travail (sans faire entrer les salariés dans la direction comme en Allemagne) reviendrait à abaisser la qualité de vie des salariés sans contrepartie réelle (les clients qui ne peuvent pas venir le dimanche viennent un autre jour, ouvrir le dimanche augmente-t-il vraiment le chiffre d’affaires ???? Par contre, les vendeurs, eux ont un dimanche pourri passé au travail). Diminuer le coût du travail, c’est diminuer les revenus des salariés (quand on enlève une taxe sur le salaire, il faut bien récupérer l’argent quelque part, en augmentant la TVA par exemple ou diminuer les dépenses et donc les services rendus), et diminuer les revenus des salariés, c’est diminuer le budget potentiel des clients et donc les revenus des entreprises, qui demanderont alors un nouvel effort parce qu’elles ne s’en sortent pas. Bref, les propositions du MEDEF, qui peuvent sembler à priori intéressantes (libérons les forces vives !) sont en réalité des pièges. Cette « liberté » sera chèrement payée...

Le pire, à mon sens, c’est que nous nous engageons dans des processus qui finissent par nous imposer d’aller dans le sens d’une aristocratisation de la société. Mondialisation, Europe libérale, Organisation Mondiale du Commerce, accords transnationaux (TAFTA et consorts) nous conduisent peu à peu dans les bras de cette aristocratie des entreprises : nos pouvoirs collectifs sont peu à peu rognés. L’espoir de l’Europe était de transférer les pouvoirs collectifs des Français à un niveau supra-national. Pour l’instant, seules les entreprises et les marchés financiers sont en passe de réussir le transfert. Les peuples ne se vivent toujours pas comme une collectivité plus grande... Et les propositions du MEDEF, si elles visent d’un côté à promouvoir l’accaparation d’une part toujours plus grande des richesses produites, visent aussi à maintenir cet dispersion des représentations de destins des différents peuples.

L’Union Européenne est la première puissance économique mondiale. Si ses peuples s’unissaient dans une vision sociale pour imposer un socle minimal, rien ne pourrait leur résister. Aucune entreprise n’est aujourd’hui assez puissante pour se retirer du marché européen ou pour le contraindre à se soumettre. Si tous les peuples s’unissaient pour, par exemple, voter la taxation de tous les revenus, personne ne pourrait se permettre d’y échapper. Google resterait en Europe, parce qu’il y a trop d’argent à gagner et qu’un impôt ne fait que diminuer le bénéfice : il reste toujours quelque chose après. Mais au lieu de poser la réflexion sur le modèle social que nous voulons (retraite ? pas retraite ? publique ? confiée à l’employeur ? sécurité sociale ? assurances ? écoles publiques, privées, religieuses ? ...), nous nous laissons entraîner vers un pseudo-débat sur les exigences des entreprises, et sur les traités de toute sorte qui permettront de détricoter un peu plus les lois que nous avons patiemment construites (interdiction des OGM, limitation des antibiotiques dans la viande, respect de l’environnement - bien insuffisant, etc.). Les entreprises vivent ces lois comme des limitations. Et elles le sont. Mais elles sont là pour rappeler que si les entreprises sont présentes quand il s’agit de faire une connerie, elles sont très souvent absentes quand il s’agit de les réparer (c’est l’état japonais qui paie pour Fukushima, alors que c’est l’entreprise Tepco qui est propriétaire de la centrale détruite. C’est la Californie qui paie pour reconstruire son réseau énergétique alors que ce sont les entreprises propriétaires après la privatisation qui l’ont mis à genoux. Ce sont les états qui ont fait pleuvoir les euros sur les banques mises à mal par leurs errements. Les bateaux d’Intermarché pêchent au eau profonde en détruisant la faune, mais Intermarché financera-t-il la remise en état des océans ? Qui paiera les centaines de milliards des centrales nucléaires censées assurer notre indépendance énergétique à bas coût ?).

Alors, un retour à gabelle et au servage ou la réflexion sur un autre monde ?

Je n’ai pas de doute :-)

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